3.2.1 Les actions séquentielles
Traditionnellement, comme le remarque Irène Béliveau dans son autobiographie, les gens mouraient rarement ailleurs qu’à la maison, sauf évidemment dans le cas d’accident ou de mort subite : «À cette époque, les gens passaient de vie à trépas dans leur propre lit; on n’allait pas à l’hôpital pour mourir (53 )». Pour constater le décès, on faisait appel au médecin, quand il était présent, et il semble que le moyen efficace d’être certain de la mort était de placer un miroir sous le nez ou près de la bouche de la personne, selon le témoignage déjà cité :
Dans le temps, ils cherchaient le pouls… la meilleure chose, là, ils leur mettaient un miroir [l’informatrice désigne du doigt le dessous de son nez] pour voir si ça allait faire de la buée… les plus curieux, là, ils pesaient sur le ventre pour voir si ça ferait quelque chose, ça je l’ai jamais fait mais c’est des choses que j’ai entendu dire… (Marthe).
Cette intuition de la mort ressentie par les proches se voit donc ainsi confirmée par l’entremise de ces divers moyens qui, si élémentaires puissent-ils paraître, étaient pourtant les seuls dont ils disposaient. Une fois le décès confirmé, s’enclenchait alors tout un processus visant à informer la famille élargie et la communauté de la disparition d’un de ses membres. Réal Brisson a très bien énoncé la réaction sociale autrefois provoquée par la mort d’un membre du groupe :
En milieu rural (et jusqu’à une époque encore récente dans les paroisses urbaines), parents et voisins s’engagent dès le début du processus funéraire mis en branle par l’annonce d’un décès. La première tâche consiste à faire la toilette du défunt. S’il doit y avoir embaumement, on fait appel au spécialiste du village, le croque-mort en l’occurrence, ou à un membre de la famille qui est chargé de la préparation du cadavre pour son exposition « sur les planches », c’est-à-dire sur un chevalet recouvert d’un drap blanc et placé dans le salon du logis (54).
Bien que l’annonce formelle du décès se faisait à l’église le dimanche suivant, où le prêtre était officiellement chargé d’annoncer à ses paroissiens la disparition d’un des leurs (55) ainsi que la date de la tenue des funérailles, il va sans dire que, comme le remarque très justement une informatrice, «dans une paroisse, les nouvelles se communiquent assez vite, hein !» (Simone). Marthe précise :
Moi, je me rappelle en 43, j’ai perdu un frère, j’étais toute jeune… mon père était allé à l’église pour l’annoncer… on sonnait les cloches, y’étaient toutte organisés, mais je me rappelle d’une chose, c’est que quand on annonçait le décès le dimanche matin à la messe, c’était à la grande messe, la famille ne devait pas être présente à l’église quand on annonçait le décès d’un membre… (Marthe).
Force est donc de constater que ce moment était apparemment vécu difficilement par les proches, et c’est probablement la raison pour laquelle ils étaient absents lors de l’annonce officielle à l’église : «Y’avait trop d’émotions pis ils retenaient ça… parce que moi quand papa est mort en 32, maman est pas allée à l’église…» (Rolande). Précisons cependant que l’annonce du décès s’effectuait parallèlement aux nombreuses mesures mises en place tant pour la préparation de l’exposition du cadavre que pour la réception des visiteurs venus lui rendre un dernier hommage. Observons maintenant de plus près ces mesures.
À la lumière des informations obtenues, il est possible de distinguer deux différentes façons de faire quant à la préparation du cadavre pour l’exposition , l’une n’impliquant pas l’intervention d’un spécialiste et l’autre où le cadavre était confié aux mains d’un embaumeur. Dans le premier cas, le corps était confié aux mains d’une ou plusieurs femmes, la plupart du temps des voisines :
Ils les embaumaient pas dans ce temps-là… chez nous, à ce moment-là, des personnes embaumées par un embaumeur, tu n’en voyais pas, y n’en venaient pas, comprenez-vous… à part ça y’avait pas d’entrepreneur pour le service non plus, tout se faisait… ça c’est aux alentours de 1928, y’a coulé de l’eau dans la rivière depuis ce temps-là hein! [rires] Et pis ensuite, les femmes, c’est eux autres qui faisaient l’embaumement, les femmes voisines assez souvent, elles faisaient la toilette pis l’embaumement y’en avait pas, mais elles préparaient le défunt pour le mettre dans sa tombe… (Simone).
On le voit donc, ici, il n’y avait pas d’intervention «interne» sur le cadavre, celui-ci conservait toute son intégrité, si l’on peut dire. Il s’agissait de le laver sommairement, de le coiffer et de le vêtir, bref le rendre le plus présentable possible pour l’exposition. Dans le deuxième cas, il y avait intervention d’une entreprise de pompes funèbres, qui pouvait soit préparer le cadavre directement sur les lieux du décès, soit le transporter dans ses locaux pour ensuite le ramener à la maison en vue de l’exposition. Dans le premier cas, il semble que l’opération suscitait quelques interrogations :
Mon frère a été embaumé chez nous [1943, sur la Côte-de-Beaupré], je me souviens de ça… j’ai trouvé ça épouvantable! Je le voyais aller aux toilettes avec des bassins pis revenir… c’est toujours resté dans ma tête, c’est quoi qu’y faisait là ? (Marthe).
On peut comprendre la peur que pouvait éventuellement inspirer la manipulation du cadavre, relatée ici par un embaumeur :
Le mort, naturellement, il était dans une chambre à coucher… on avait une table pliante, c’était plié en deux, ça, comme une valise, là… ça faisait une table, on mettait le mort dessus, pis là on l’embaumait… c’est un produit chimique, ça gèle les chairs, faut savoir comment travailler avec… le sang c’était des pots en verre, ça y’avait un couvert dessus, le sang coulait dans ça… j’avais une casserole en stainless, là, je lui embarquait les épaules dans ça, pour le saigner, pis le sang coulait là-dedans, pis ça coulait dans les pots, avec des hoses, on avait des coffres, on amenait ça au bureau [locaux de l’entreprise de pompes funèbres] pis on jetait ça, nous autres ça allait dans les égouts… fallait enlever ce qui était brisé, pis refaire ça en neuf, si c’était une joue, un œil, les lèvres… on mettait, le temps qu’on faisait l’embaumage, on mettait une crème de base, une crème blanche, pis quand on avait fini de l’embaumer, pour mettre les cosmétiques, on essuyait un peu le corps, là… on avait des couleurs pour maquiller le corps, on mettait du rouge à lèvres… (Hugues).
Quand le corps était sorti de la maison pour l’embaumement, c’était aussi l’entrepreneur de pompes funèbres qui s’occupait de gérer le déplacement du cadavre tant à l’aller qu’au retour des locaux de l’entreprise, comme le raconte une informatrice à propos de la mort de son grand-père en 1944 :
Ce que je me souviens, c’est que lorsque l’entrepreneur des pompes funèbres est entré dans la chambre… je peux pas savoir comment ça se fait que j’étais là, en tout cas, fallait que je sois là pour vous raconter ça aujourd’hui, hein ! [rires] Là je me souviens très bien que l’entrepreneur des pompes funèbres est arrivé, ils l’avait enveloppé dans un drap, et puis il l’avait mis dans un grand panier de jonc, ça je me souviendrai de ça, ça m’avait frappé, alors ils sont partis avec… (Francine).
Ainsi, nous constatons que le cadavre n’était jamais exposé sans un minimum de soins, que ceux-ci soient prodigués par une voisine ou par un embaumeur.
Dans le Québec traditionnel, l’exposition du cadavre avait lieu dans la maison même où résidait le défunt de son vivant, et durait en moyenne trois jours (pas plus d’une journée cependant pour les jeunes enfants), tel qu’en témoignent quelques informateurs :
On les gardait deux à trois jours dans la maison, jour et nuit, là… les nuits dans l’temps, c’est nous autres qui les gardaient… (Simone).
Pis là ça veillait, hein, deux trois jours, la nuit… tout le monde se ramassait là, y priaient pour… avec le corps, la famille, deux nuittes pis trois jours… (Hugues).
Deux jours exposé… ah c’était la mode, je sais pas… parce que trois jours pas embaumé, deux jours pas embaumé, ça fait déjà beaucoup… (Julienne).
Notons que les informateurs insistent tous sur le fait que le cadavre n’était jamais laissé seul, et lorsque la nuit arrivait, il semble que l’ambiance changeait quelque peu de nature. L’atmosphère devenait en quelque sorte moins lourde, ce que certains évoquent, non sans un certain malaise, sans trop donner de détails :
La nuitte tout le monde parlait, y’a ben des affaires qui se faisaient… rien que dans le salon où était le mort que c’était tranquille, après ça les autres… dans cuisine, dans les autres appartements… (Hugues).
Y’avait une affaire, la nuit, quand c’était des jeunesses, ça se contait des histoires ma fille, pis ça riait plus que… mais la plupart du temps le mari était allé se coucher pour voir le monde qui venait dans le jour, tu comprends… mais c’était rien qu’entre jeunes, la peine était moins profonde, ça se contait des histoires, pis ça j’en ai entendu parler, pis pas rien qu’à une place ! (Thérèse).
Ceci dit, si tous les informateurs soulignent que le défunt n’était jamais laissé seul la nuit, il semble toutefois qu’il n’était pas veillé exclusivement par ses parents et amis. En effet, Simone relate un fait particulièrement intéressant :
Dans les villes, ce qui se faisait, j’avais une sœur qui travaillait justement ici, à Lévis, et puis où elle travaillait, le monsieur était décédé, alors pour la nuit, eux autres, ils engageaient des religieuses, pour garder la nuit, c’était bien hein… vers huit heures, neuf heures, le soir, les religieuses venaient, pis ça allait jusqu’au matin, les religieuses gardaient, deux religieuses qui gardaient le défunt… (Simone).
Tel qu’illustré précédemment, la structure des actions séquentielles est donc composée de trois étapes distinctes, soit le constat du décès, l’annonce à la famille et à la communauté ainsi que l’exposition du cadavre. Il va sans dire que lors de chacune de ces étapes, la contribution de bon nombre d’acteurs était mise à profit.
3.2.2 Les rôles théâtralisés
Parmi la diversité des rôles qu’il est possible de déceler dans le déroulement du rite de l’exposition du défunt, il en est quatre qui retiennent davantage l’attention : le cadavre, la famille immédiate du défunt, l’embaumeur ainsi que les visiteurs. Le cadavre, d’abord, est évidemment celui par qui tout arrive, si l’on peut s’exprimer ainsi. En effet, il est le point zéro de ce rite, et c’est autour de lui que tous se rassemblent ultimement. Comme le remarque L.-V. Thomas :
Le corps du mort est implicitement assimilé au support de la personne qui survit quelque part, ne serait-ce que dans la mémoire des survivants. C’est précisément la fonction du rite que de substituer symboliquement le corps au cadavre, l’être à la chose (56).
C’est à la famille immédiate qu’incombe la plus grande part de responsabilité dans le déroulement du rite traditionnel. En effet, non seulement elle doit parfois s’assurer de la préparation du cadavre elle-même, ou encore faire appel à des voisines ou un embaumeur; elle doit aussi veiller à la disposition des lieux de manière à créer un environnement propice à l’accueil des visiteurs venus témoigner de leur respect au défunt et offrir sympathies et condoléances à la famille.
Les divers préparatifs relatifs à l’accueil des visiteurs étaient semble-t-il principalement assumés par les femmes, les hommes ayant surtout pour tâche de veiller le cadavre la nuit. En plus de parfois préparer le cadavre, les femmes devaient aussi voir à la bonne marche de la maisonnée, préparant les repas, s’occupant des enfants, en plus d’avoir à combler les besoins ponctuels des visiteurs. La remarque de Francine en est d’ailleurs on ne peut plus évocatrice :
Les femmes avaient de l’ouvrage… parce qu’elles faisaient à manger puis elles recevaient tout le monde… Probablement, aussi que y’avait d’autres gens qui apportaient de la nourriture… ça je me souviens pas… mais je voyais ma tante qui était occupée… de temps en temps, elle allait faire un petit tour voir mon grand-père, mais elle revenait et ça été trois jours de temps… (Francine).
Hugues renchérit : Ça mangeait tout le temps, à minuit, pis le matin pour déjeuner, y’avait tous les repas, les femmes, y’arrêtaient pas !
Quant à l’embaumeur, remarquons d’emblée que le terme «croque-mort» n’est pas utilisé par les informateurs pour le désigner, qui lui préfèrent la plupart du temps le terme «entrepreneur». À l’époque traditionnelle, le métier d’embaumeur en était à ses balbutiements, et devenait embaumeur celui qui avait été suffisamment longtemps apprenti d’un confrère plus expérimenté. Ce n’est que dans les années 50 qu’à Lévis l’on retrouve des embaumeurs formés dans une école spécialisée. À cette époque, l’une des tâches de l’embaumeur, outre celle de la préparation du cadavre et de son transport si nécessaire, consistait à approvisionner la famille en éléments décoratifs devant souligner le décès d’un de ses membres, comme le soulignent deux informateurs :
Pis là moi je chargeais toutes les décorations dans la voiture, pis le cercueil, pis toutte ce qu’ils voulaient avoir, là, pis là on s’en allait à la maison. (Hugues).
L’entrepreneur y’apportait toutte… les tréteaux, toutte ça, c’était lui qui amenait ça... (Julienne).
Une fois le défunt préparé et le décor mis en place, commençaient à affluer les visiteurs. Au nombre de ceux-ci, il est possible d’effectuer certaines distinctions. D’une part, il y avait la famille élargie, et puis les voisins et amis, et d’autre part les représentants des diverses institutions locales. Parmi ces représentants, il est possible de dénoter, entre autres, la présence du prêtre et du bedeau de la paroisse, du médecin, du notaire, du maire ou encore de religieuses. De plus, si la communauté comptait parmi elle des membres de diverses organisations sociales, celles-ci se faisait un devoir de déléguer une partie de leurs effectifs pour les représenter à l’exposition d’un défunt, comme le remarque Thérèse :
Les sœurs, oui, quand y’en avait dans la famille… le prêtre venait toujours dire un chapelet… dans ce temps-là, y’avait la Ligue du Sacré-Cœur, y’avait les dames de Sainte-Anne, la congrégation venait un soir dire un chapelet pour ça… (Thérèse).
On le voit, donc, la communauté entière était à l’époque traditionnelle mobilisée par le décès d’un de ses membres, et aller visiter la famille affligée était considéré comme une obligation, parce que «dans les paroisses, là, dans ce temps-là, ça se connaissait toutte, tout le monde de la paroisse se faisait un devoir d’aller voir…» (Andrée).
3.2.3 La structure des moyens
La mise en œuvre du rite de l’exposition du cadavre s’exprime par un certain nombre de moyens symboliques et réels, tels que définis par Rivière : lieu sanctuarisé, temps défini, objets divers, gestes et attitudes, sont autant de moyens de participer à l’efficacité du rite. D’abord, le salon de la maison privée se voit, entre autres par les décorations et «l’atmosphère de deuil et de respect(57)» qui y règne, transformé momentanément en lieu sanctuarisé. Ce lieu est entièrement consacré au défunt, et c’est là que se déroulent la plupart du temps les prières. En-dehors de ces périodes cependant, les visiteurs ne s’attardent pas outre mesure dans le salon, lui préférant généralement la cuisine :
Là les gens arrivaient, ils saluaient mon grand-père [le défunt, en l’occurrence], lui disaient bonjour et faisaient un prière, pis après ça ils s’en allaient dans la cuisine, ils restaient pas dans le salon… (Francine).
Le temps défini, lui, se limite dans le cas présent à la période proprement dite d’exposition du défunt, allant de deux à trois jours complets, c’est-à-dire jour et nuit. Cela dit, il semble impératif d’inclure les opérations liées à la préparation du cadavre dans ce «temps défini», puisque celles-ci sont préalables à l’exposition du défunt.
Ensuite, au nombre des objets mis à contribution dans le cadre de l’exposition du défunt, remarquons d’abord la couleur. Bien qu’une couleur ne puisse pas en tant que telle être considérée comme un objet, c’est pourtant par ce moyen très réel que s’exprimaient les marques de deuil entourant un décès. Comme le remarque Réal Brisson :
Le noir domine l’ensemble du cérémonial traditionnel de la mort. À la maison comme à l’église, le code vestimentaire approprié de même que le mobilier et les autres éléments du décor funèbre imposent au deuil ses couleurs sombres. Un crêpe noir accroché à la porte principale de la maison signale une mortalité (58).
Ce crêpe, d’ailleurs, semblait inspirer une certaine crainte, aux enfants en particulier, comme le remarque Aurèle :
C’était sinistre ! Le crêpe à la porte, là… un gros crêpe noir là…quand on était en campagne, y’a quelques soirs qu’on sortait pas… pis on passait dans la rue pis y’avait un crêpe noir, on avait assez peur qu’on traversait la rue pour pas passer devant la maison ! (Aurèle).
C’était aussi de noir que devait se vêtir la famille du défunt, pour une période allant de six mois à un an, selon le lien familial entre le survivant et le défunt. Élément de rupture évident sur lequel nous reviendrons plus longuement, cette pratique n’a plus cours aujourd’hui au grand soulagement d’ailleurs d’une informatrice :
Comme porter le deuil un an de temps, le noir, après ça six mois de demi-deuil, en mauve, violet pis le gris… m’a dire comme des fois, moi c’est une affaire que j’étais pas capable, y’en a qui disaient que c’était un sacrifice pour ceux qui étaient partis, mais moi je me dis que ça, là, pantoute… la peine, tu l’exposes pas, t’as ça en-dedans de toi, ça j’étais ben contente quand ça a arrêté, ça, le linge noir... (Thérèse).
Dans le cas de bébés et de jeunes enfants, le blanc était de mise pour tous les éléments impliqués dans le rituel, des vêtements de l’enfant au cercueil et au corbillard :
Mais les bébés et les jeunes, c’était blanc, tout blanc… c’était tout crêpé [le cercueil], avec le dedans blanc… le corbillard aussi était blanc, avec des vitres de chaque côté… (Andrée).
Toujours en matière d’objets présents sur le lieu d’exposition, outre le cercueil qui la plupart du temps était fabriqué par un homme de la paroisse (59), notons la présence d’objets liés au culte catholique tels le prie-Dieu, le chapelet, les cierges, le crucifix, dont la disposition ne semblait pas être laissée au hasard, comme le remarque Andrée:
Quand y’était exposé à la maison, y’avait… y mettaient un grand drap blanc, y mettaient le crucifix au milieu, chaque côté y’avait un cierge, chaque côté de l’exposé… c’était arrangé autour avec des draps blancs… une couronne mortuaire à la porte dehors, aussi… y mettaient un chapelet dans les mains, croisaient les mains avec le chapelet, pis y’avait un prie-Dieu au pied du cercueil… (Andrée).
Finalement, toujours au niveau des objets concrets devant soutenir le déroulement du rite, il faut noter l’importance de la nourriture. Bien qu’il puisse paraître à première vue incongru de considérer la nourriture comme un moyen réel de socialisation relié à l’exposition du défunt, il semble que ce soit pourtant le cas. Comme le remarquent Luce Des Aulniers et Joseph-J. Lévy:
C’est que l’acte de manger et de boire ensemble, à l’occasion de la mort, permet de se relier les uns aux autres, de manière presque communielle, et parfois même autorise la participation à l’excès qui est bien le propre des forces de vie. Manger pour se sustenter, soit, mais manger pour signifier que l’effacement des individus ne saurait menacer la collectivité (60).
L’ingestion de nourriture était à l’époque traditionnelle partie prenante du rituel, si l’on peut dire. En effet, il n’était pas rare qu’une ou plusieurs femmes de la maisonnée s’activent autour du poêle toute la journée, parce que tout ce beau monde devait bien être nourri, et que cette responsabilité incombait à la famille qui recevait la visite de gens venus offrir leurs sympathies. En plus des repas servis aux heures habituelles de la journée, il n’était pas rare, voire de mise, qu’un «lunch» soit servi tant aux visiteurs qui partaient après une longue soirée de veille qu’à ceux qui assureraient la garde pour la nuit, la plupart du temps des hommes : «Pis là à minuit, fallait faire un réveillon, fallait faire à manger !» (Marthe).
D’abord, le monde pouvait partir vers onze heures, là nous autres on s’occupait de mettre… j’me rappelle de ça quand moman est morte [en 1944], on faisait… on appelait ça un lunch, en tout cas, rien de chaud, mais tout de même… (Julienne).
À propos de ce repas tardif, trois des informateurs ont utilisé le terme «réveillon», et l’expression souligne bien l’aspect exceptionnel d’une telle situation :
Outre le repas funéraire qui rendait compte du rite de passage sous un mode plus officiel, on trouvait une coutume qui, pour sa part, n’est pas sans analogie avec les cérémonies non pas seulement liées aux transitions humaines, mais de passages cosmiques et cycliques (comme les cérémonies de la pleine lune) ou saisonniers (solstices, équinoxes) et annuels (Jour de l’An…) : il s’agit du «réveillon» qui était offert aux veilleurs, soit au cours de la soirée, soit sur le coup de minuit. Cette coutume a été observée jusque vers les années 1945-1955 et plus tard, dépendamment des régions (par exemple, en Gaspésie, vers 1965) (61).
Bien qu’une informatrice mentionne avoir «fait cuire un beau saumon (62)» lors de la mort de sa mère en 1944, dans la plupart des familles, ce repas se constituait de sandwiches et de plats froids. Il semble finalement que ce repas tardif attirait son lot de gens venus, en quelque sorte, en «profiter» pour faire un bon repas : «Pis là après ça… la moitié restait pis la moitié partait, après le lunch, une fois qu’y’avaient pris un bon lunch, y pouvait partir…» (Julienne). Une autre informatrice ajoute encore : «Mais y’en a qui faisaient exprès, y mangeaient juste avant de partir, ça se voyait, hein…» (Simone)
Enfin, au registre des «gestes et attitudes» identifiés par Rivière comme moyens réels et/ou symboliques destinés à accroître l’efficacité rituelle, notons la prière. Si seulement une informatrice insiste sur le fait qu’un «chapelet se disait à toutes les heures» (Simone), la plupart d’entre eux remarquent qu’il n’y avait pas d’horaire fixe : «Pis de temps en temps, aux heures, aux deux heures, y disaient une dizaine de chapelets…» (Andrée).
De temps en temps on avait le chapelet, là, les prières d’usage… les gens se mettaient à genoux dans la cuisine, c’est parce qu’il y avait plusieurs personnes et que le salon était petit, ils disaient le chapelet… (Francine).
Quand y voyaient que y’avait du monde, ils disaient un chapelet, il me semble… c’était pas un horaire fixe, j’ai jamais eu connaissance d’un horaire fixe… (Thérèse).
Ainsi, l’aménagement d’une pièce de la maison privée pour exposer le défunt, une période de trois jours et deux nuits d’exposition, divers objets tels cercueil, prie-Dieu ou nourriture et enfin la prière seraient tous autant de moyens symboliques et/ou réels mis à profit pour «entrer en contact avec le numineux ou […] acquérir paix et certitude (63)».
3.2.4 La structure des communications
Si cette structure a pu être très bien documentée pour le mode contemporain d’exposition du défunt suite aux séances d’observation directe, ce n’est pas exactement le cas pour la portion traditionnelle. En effet, si une informatrice remarque que les gens «parlaient des chevaux, des animaux, des foins, parce que c’étaient des cultivateurs…» (Andrée), il n’a pas été possible de noter quelque particularité que ce soit au niveau des communications. Il semblerait que l’on «parlait ben de toutes sortes de choses, mais ça parlait pas de mort…» (Julienne). Serait-il juste de conclure que l’absence de paroles au sujet du mort ou de la mort témoignerait simplement du tabou entourant ces derniers ? Nul ne saurait répondre à cette question; chose certaine, aucun des informateurs n’a cru bon d’élaborer à ce sujet malgré toute la bonne volonté de l’enquêteure, faisant preuve d’une retenue qui ne peut s’expliquer autrement que par une certaine forme de pudeur empêchant de leur part (et de la mienne par la même occasion) l’élaboration de tout commentaire.
3.2.5 La structure de l’espace
Le modèle de Claude Rivière, malgré sa grande richesse, n’aborde pas spécifiquement l’espace en tant que structure. Dans le cas de l’exposition du défunt, la gestion de l’espace semble suffisamment révélatrice pour qu’elle soit considérée à part entière. En effet, le rite de l’exposition du cadavre implique à l’évidence une délimitation de territoire. Ce que l’on pourrait appeler à la limite une sacralisation territoriale s’exprime entre autres par les éléments décoratifs qui entourent immédiatement le mort (tentures noires, lumières tamisées, etc.) et par le silence que l’on observe habituellement autour de lui, tant aux époques traditionnelle que contemporaine.
Si l’un des informateurs remarque que le cercueil était «contre le mur», que «le monde circulait pas alentour» et que «c’était juste d’un côté comme dans les salons d’aujourd’hui» (Thérèse), d’autres mentionnent que le cercueil prenait place en plein milieu du salon, «la tête au mur et les deux cierges de chaque côté» (Andrée), de façon à ce que les gens puissent se regrouper autour de lui, en particulier dans les moments de prière. Tous les informateurs ont été unanimes quant à la pièce utilisée pour l’exposition du cadavre, soit le salon, bien que dans certains cas une autre pièce pouvait être aménagée :
Pis y défaisaient une pièce de la maison, y défaisaient le salon… moi mon père était tailleur pour hommes et il avait sa boutique en avant [de la maison familiale], y’avait défait toute sa boutique et il était exposé là… (Marthe).
L’exposition à la maison se tenait donc à peu près toujours dans le salon, où régnait la plupart du temps une ambiance de recueillement, et où le visiteur ne s’attardait pas outre mesure :
Là les gens arrivaient, ils saluaient mon grand-père [le grand-père de l’informatrice, le défunt exposé dans ce cas-ci], lui disait bonjour et faisait une prière, pis après ça ils s’en allaient dans la cuisine, y restaient pas dans le salon… parce que les gens arrivaient, la parenté venait faire un tour, mais c’était… la cuisine était pleine pendant trois jours de temps ! (Francine).
La cuisine, donc, devenait semble-t-il un lieu de rassemblement, par opposition au lieu de recueillement qu’était le salon : «Y’avait toujours quelqu’un qui veillait, y’allait le voir, mais par contre ça se passait pas dans le salon, ils traversaient à la cuisine…» (Francine). Ce «ça», cette socialité mouvante, trouvait semble-t-il dans la cuisine tout l’espace nécessaire pour s’exprimer. De plus, on peut faire un rapprochement entre l’abondance de la nourriture et la présence des gens autour d’elle, puisque c’est assis autour de la table de la cuisine que les gens se nourrissaient, et donc forcément se rassemblaient.
Terminons finalement la présentation de la portion traditionnelle de l’exposition du défunt en soulignant que ses éléments caractéristiques seront repris en fin de chapitre, lors de sa comparaison avec la portion contemporaine. Ceci dit, les données ci-dessus présentées, sans être exhaustives, semblent toutefois bien témoigner de ce que plusieurs informateurs ont appelé «l’ambiance familiale» qui régnait lors de l’exposition du défunt.
53 Irène Béliveau, Les choses qui s’en vont et celles qui demeurent, à compte d’auteur, 1994, p. 55.
54 R. Brisson, La mort au Québec, p. 23.
55 Comme le confirme d’ailleurs une des informatrices, qui déclare que c’était le prêtre qui se chargeait de l’annoncer à la paroisse. (Andrée)
56 Thomas, Le cadavre, p. 54.
57 Béliveau, Les choses, p. 56.
58 Brisson, La mort au Québec, p. 27.
59 « Ça y’avait un type qui s’occupait de ça, y faisait les cercueils à mesure…y venait à maison, prenait les mesures, après ça il faisait le cercueil… » (Andrée).
60 Luce Des Aulniers et Joseph-Josy Lévy, « Croquons, croquons-la… alimentation, nourriture et mort », Frontières, vol. 3, no 3, hiver 1991, p. 5.
61 Des Aulniers et Lévy, « Croquons », p. 7.
62 Julienne.
63 Rivière, Structure, p. 110.