3.3.1 Les actions séquentielles
Aujourd’hui il est courant, voire systématique, que l’on meure à l’hôpital, hors du cadre familier qu’est la maison. Effectivement, la mort contemporaine s’est massivement déplacée vers l’hôpital, ou encore dans des centres de soins prolongés ou spécialisés, comme par exemple la Maison Michel Sarrazin, à Québec. Fondé en 1985, cet établissement fait figure de pionnier dans l’univers des soins palliatifs destinés aux cancéreux dans la grande région de Québec. Construit à même les terrains du domaine Cataraqui, dans un environnement naturel magnifique, cet établissement peut accueillir quinze patients à la fois, à qui les soins prodigués «sont personnalisés et dispensés dans une atmosphère de chaleur, de respect et d’amour. On y privilégie par-dessus tout le droit du malade à mourir parmi les siens (64)».
Il existe à la Maison Michel Sarrazin un rite dit de «séparation», et nous allons nous y attarder ici un peu plus longuement, puisqu’il s’apparente à ce que pouvait vivre la famille du défunt lorsque celui-ci trépassait dans la maison privée. Ce rituel de départ consiste à offrir à la famille, lors du décès du malade, de le transporter dans un solarium (aussi appelé «serre» par le personnel), qui est situé à l’extrémité est de la maison. Il s’agit en fait d’une grande verrière remplie de plantes vertes et de fleurs, meublée de plusieurs fauteuils en rotin et de quelques tables basses. Après le transport du corps, qui suit presque immédiatement le décès, les portes du solarium se referment, pour une durée indéfinie. Chaque famille est laissée libre du temps qu’elle veut consacrer au défunt, comme le remarque mon informatrice (65) : «Ils vont prendre les heures qu’ils veulent, il n’y a pas de temps requis pour partir… (66)». Outre la famille et éventuellement des amis proches, des membres du personnel peuvent être présents : prêtre, bénévole, infirmière, psychologue, etc. Ils ne seront cependant admis qu’à la demande explicite de la famille.
La directrice de la maison n’ayant pu m’informer sur ce qui se déroule exactement lors de ces adieux, caractère strictement privé oblige, j’ai rencontré un informateur qui a vécu ces adieux deux fois, la première fois lors du décès de l’un de ses frères en 1988 et l’autre lors du décès de son beau-père, en 1998. Dans un cas comme dans l’autre, presque tous les membres de la famille étaient présents. Cependant, l’ambiance a différé de façon marquée. Au décès du frère de l’informateur, la veuve de celui-ci était selon lui calme, sereine; elle a pleuré quelques minutes au tout début. Les adieux ont duré deux heures, les membres de la famille discutant surtout de la qualité des soins reçus à la Maison Michel Sarrazin et de la beauté du lieu. Tous les membres de la famille, même ceux qui n’étaient pas présents lors des adieux, se sont retrouvés en fin de journée pour un souper au restaurant. Dans le cas de son beau-père, la veuve de celui-ci était «hystérique» [sic], pleurait abondamment, criait et semblait très en colère. D’un commun accord, les enfants de la veuve ont décidé de mettre un terme à ces adieux après six heures de présence dans le solarium, se réunissant par la suite chez l’un d’entre eux. À noter que dans les deux cas, aucun membre du personnel n’était présent. On le voit donc clairement, peu importe en définitive la façon dont il est appréhendé et vécu, ce rituel de départ offre une satisfaction symbolique à un besoin fondamental, l’adieu au corps du défunt.
La finalité de ce rite est explicite : l’amorce du processus de deuil, déclenché par le départ définitif d’un être aimé. Ces quelques heures passées en compagnie du corps du défunt et d’êtres significatifs marquent la mémoire collective et permettent, comme le mentionne la directrice de la maison, le développement et la continuité d’une solidarité familiale, essentielle au processus de deuil. Le lieu sanctuarisé qu’évoque Rivière est ici très bien illustré : le solarium, endroit imprégné de paix et de sérénité, joue apparemment un grand rôle dans ce rituel de départ; il est possible d’établir un parallèle entre ce qui peut y être vécu et les adieux que pouvaient faire la famille traditionnelle à son défunt dans le calme de la maison familiale.
Dans le cas de la mort à l’hôpital, c’est au personnel hospitalier qu’il revient de constater le décès, et il n’existe pas à ma connaissance de rite de départ tel qu’explicité ci-haut. La mort semble s’y faire très discrète, comme le note L.-V. Thomas :
Il est bon que le mort se taise et on lui sait gré de s’être tu aussi dans l’en-deça qui précède immédiatement sa mort. Dans notre société en panne de signifiants, les services hospitaliers font tout pour que l’agonisant quitte la vie sur la pointe des pieds sans déranger l’entourage (67).
Donc, une fois le décès constaté, c’est l’entreprise de pompes funèbres choisie par les survivants qui s’occupe de transporter le corps à ses établissements, et de faire délivrer le certificat de décès. Finalement, de nos jours, la mort est officiellement annoncée dans les journaux, par le biais des avis de décès, et c’est l’entreprise funéraire, la plupart du temps sa secrétaire, qui se charge de faire parvenir les renseignements pertinents aux journaux. Voyons maintenant plus en détails le déroulement du rite de l’exposition, à travers les différentes structures qui l’animent.
3.3.2 Les rôles théâtralisés
Premier acteur de ce rite, nous l’avons vu, le cadavre est aujourd’hui systématiquement confié à une entreprise funéraire qui se charge des opérations subséquentes au décès et préalables à la suite des choses. L’embaumement du cadavre, lorsqu’il a lieu, suit la mort à quelques heures près, rarement plus de vingt-quatre heures. Le corps est d’abord désinfecté, le sang retiré et remplacé par un «fluide qui préserve (68)». Les cavités du corps sont ensuite nettoyées, et les incisions recousues, masquées. Débute alors l’étape du maquillage, de la coiffure et de l’habillement du cadavre, toutes opérations visant à faire de lui un «presque vivant, que les morticians ont maquillé et disposé pour qu’il donne encore l’illusion de la vie (69)», comme le remarque P. Ariès.
L’embaumeur est évidemment un acteur important dans le processus de préparation du cadavre, puisque c’est de son habileté que dépend le résultat final. La participation de la famille, souvent du plus proche survivant, n’est toutefois pas à négliger; en effet, elle fournit un outil essentiel au rôle de l’embaumeur : une photographie du défunt, parfois plusieurs. Ces clichés guideront l’embaumeur vers une représentation du mort qui se voudra le plus fidèle possible à ce à quoi il ressemblait de son vivant. Certains survivants exigent d’être présents lors de l’embaumement, requête que n’apprécient guère les thanatologues consultés (qui craignent entre autres pour l’équilibre émotionnel de la personne présente), mais qui est rarement refusée.
La famille, quant à elle, voit son rôle réduit à l’attente, puisque ce n’est plus elle qui doit prendre en charge ni la préparation du défunt ni l’accueil des visiteurs dans la maison familiale. La famille proche et les amis intimes constituent une première catégorie de l’ensemble des figurants de ce rite. Ceux-ci sont habituellement présents au salon durant toute la durée de la période d’exposition, et c’est surtout vers eux que sont dirigées les manifestations de sympathie. Famille élargie, collègues de travail, compagnons de loisirs, voisins, représentent pour leur part un groupe social figuratif, comme l’explique Raymond Lemieux :
Étrangère à la vie quotidienne, formée d’individus qui, malgré leur parenté, n’ont que peu d’implications dans la vie personnelle les uns des autres, on ne la retrouve paradoxalement que dans ces grands événements que sont les mariages et les funérailles. Elle est devenue une communauté purement symbolique (70).
Ou encore, dans les mots d’une informatrice, «Aujourd’hui, les cousins germains, ça se rencontre quand ? Au salon funéraire !» (Julienne). L’efficacité sociale de la présence des visiteurs peut donc être considérée comme une aspiration à recréer une communauté qui en fait ne semble avoir qu’une existence virtuelle, à mettre en place, le temps de quelques heures, une solidarité familiale ayant pour but le soutien de ses membres les plus affligés.
3.3.3 La structure des moyens
Voyons maintenant les éléments faisant figure de moyens qui vont «dicter les recettes et les conduites à tenir pour purger les doutes et canaliser la réussite (71)» du rite de l’exposition du défunt. Comme pour le mode d’exposition traditionnel, il est possible d’identifier un lieu sanctuarisé, un temps défini, divers objets, et enfin des gestes et attitudes qui ponctuent le déroulement du rite.
D’abord, le salon funéraire semble être un lieu sanctuarisé très explicite, puisque contrairement au salon de la maison privée, ce lieu n’est prévu, conçu, pensé, que pour l’exposition des morts. Le terme «salon funéraire» est d’ailleurs très évocateur de l’espèce de prolongement symbolique du salon de la maison privée, parce qu’objectivement, le site même qu’est le lieu contemporain d’exposition du défunt n’a rien d’un salon. La décoration des salons funéraires peut aussi faire figure de moyen à proprement parler, puisque celle-ci n’est pas laissée au hasard. Elle est en effet pensée pour favoriser une ambiance de calme, ne serait-ce que par les couleurs pastel choisies pour les murs, ou encore les divers éléments décoratifs que l’on y retrouve. Par exemple, dans la plupart des salons de l’entreprise Claude Marcoux, des cadres contenant des images de paysages (montagne, rivière, coucher de soleil) ornent les murs.
Le temps défini, quant à lui, peut être envisagé selon deux axes, soit le temps total d’exposition, et puis les séquences temporelles strictes à l’intérieur de celui-ci. D’une part, si la durée de l’exposition au salon funéraire pouvait s’étendre sur trois jours il y encore quelques années, elle ne dure plus maintenant qu’au maximum deux jours, parfois même une seule journée. D’autre part, le cadavre n’est plus accessible aux visiteurs que lors des heures d’ouverture du salon, la plupart du temps en période de quatre heures consécutives, le jour ou le soir.
Au registre des objets devant soutenir le déroulement du rite, notons d’abord le cercueil. Si à l’époque traditionnelle celui-ci était la plupart du temps fabriqué par un paroissien, il en est tout autrement aujourd’hui. En effet, la gamme des cercueils offerts maintenant est assez impressionnante, les prix pouvant varier de 1000 à quelque 20 000 dollars dans le cas des cercueils les plus luxueux. En plus donc de cette variété de choix, il faut noter que certains accessoires sont disponibles, tels qu’un support amovible pour disposer des photographies, qui prend place lors de l’exposition dans le couvercle du cercueil, que l’on peut enlever une fois la période d’exposition terminée.
Ensuite, notons la présence d’objets du culte catholique. Par exemple, si l’on retrouve un prie-Dieu dans la plupart des expositions, il n’est toutefois pas utilisé systématiquement. Quant au chapelet, il n’était présent dans les mains du défunt que dans trois cas sur neuf, lors des séances d’observation. Dans l’un de ces cas, le chapelet a été ajouté à la dernière minute, lors du début de la période d’exposition, à la demande de la sœur du défunt qui était d’avis que «Ça faisait tout nu» sans chapelet. Enfin, un crucifix était présent dans sept cas sur neuf, la plupart du temps posé dans le cercueil, à la tête du défunt.
Un autre objet mérite l’attention : il s’agit d’un petit collant ovale devant identifier les membres de la famille, arborant soit une croix, soit le terme «famille». Il est à noter qu’en aucun cas, lors des observations, le collant arborant une croix ne fut choisi par la famille, l’hôtesse remarquant même : «J’aurais fait rire de moi avec ma croix…». Bien qu’il semble difficile d’extrapoler sur un tel détail, il semble toutefois assez révélateur qu’un autocollant soit nécessaire pour identifier les membres de la famille : une telle pratique aurait été totalement incongrue à l’époque traditionnelle, où pratiquement tout le monde se connaissait, comme l’on d’ailleurs souvent remarqué les informateurs.
Les objets personnels au défunt sont pour leur part très présents dans le mode contemporain d’exposition. Doit-on y voir un désir de personnaliser l’environnement pour en quelque sorte rappeler l’exposition du cadavre dans le cadre familier de la maison privée ? Quoiqu’il en soit, le fait est courant : photographies, trophées de tournois de cartes ou de quilles, petite statue en porcelaine blanche à l’effigie d’un ange, sont autant d’objets qu’il a été possible d’observer dans l’environnement immédiat du cadavre. Dans un cas en particulier, un jeune homme de vingt ans s’étant donné la mort, plusieurs objets prenaient place dans le cercueil : deux disques de la chanteuse country Shania Twain (sans les pochettes), un pot de tartinade Nutella («Parce qu’il aimait tellement ça», selon son père), une petite voiture sport en plastique et une photographie du jeune homme, enfant, sur les genoux du Père Noël en compagnie de sa mère.
Si la nourriture occupait une assez grande place dans le déroulement du rite traditionnel, ce n’est plus exactement le cas aujourd’hui. Bien que café et biscuits soient offerts dans ce qu’on pourrait appeler le boudoir (nous y reviendrons plus loin), il n’y a pas de repas en tant que tel pendant la durée de l’exposition. Il y en a un cependant, mais il prend place tout de suite après les funérailles ou l’enterrement. Comme Julienne le remarquait à propos du «réveillon» de l’exposition traditionnelle, Marthe souligne, à propos du repas que l’on sert aujourd’hui après les funérailles ou l’enterrement d’un défunt :
Y’en a que t’aimerais mieux pas voir, mais y sont là ! Parce qu’à tous les repas, moi je regarde parce qu’on y a été, le salon, depuis une quinzaine de jours, on a été au service plusieurs fois… tu vois des faces, c’est pas parent pantoute, mais à toutes les funérailles qu’y a, sont là pour manger ! (Marthe).
Enfin, il semble que les fleurs soient un objet contemporain dans le cadre de l’exposition d’un défunt. En effet, aucun informateur ne signale la présence de fleurs dans l’entourage immédiat du cadavre lors de l’exposition traditionnelle, tout au plus Hugues parle-t-il de «palmiers naturels» posés de part en part du cercueil. Les fleurs sont au contraire très présentes dans le décor contemporain, et sont source de quelques commentaires tant de la part d’informateurs que des visiteurs devant le cadavre :
Regardez les fleurs, là… la facture des fleurs, c’est criant ça ! Y prennent ça pis y mettent ça là, ça donne du trouble… y’en a qui vont au corps, là, pis y regardent, qui a donné cette affaire-là, qui a donné cette gerbe-là… y’a l’orgueil, beaucoup beaucoup… (Aurèle).
Y’ont donné des belles roses à leur père, les enfants, hein… (commentaire entendu de la part d’un visiteur lors d’une séance d’observation directe).
Sans vouloir (ni pouvoir) extrapoler, il est possible de croire que «l’orgueil» mentionné par notre informateur est assez révélateur de l’aspect ostentatoire des funérailles contemporaines. Certes, le don de fleurs est avant tout un geste de sympathie, mais comme dans le cas du cercueil, il est aussi possible de constater que le coût des fleurs peut être associé, ou non, à une certaine aisance financière.
3.3.4 La structure des communications
Parler de «communication par système codé», autre expression qu’utilise Rivière pour évoquer la structure des communications identifiable dans le déroulement d’un rite, implique évidemment que l’émetteur et le récepteur partagent une même compréhension de ce système de signaux, une forme d’entente tacite indispensable à la transmission effective du message. Dans le cas du cadavre comme récepteur d’un message, si cette entente posthume est dans le cas présent du ressort de l’imaginaire, elle n’en demeure pas moins efficace pour certains :
J’ai pas peur… pis les personnes que j’aime beaucoup, je leur touche ! Parce que je leur demande de me donner… et s’ils veulent pas donner [rires], de penser à moi, dans cette qualité qu’ils ont, que je voudrais qu’ils aient, je leur touche la main… (Francine).
Comme le remarque Patrick Baudry, «c’est surtout devant le cadavre que des gens s’assemblent, adoptent des attitudes particulières, parlent ou se taisent de façons singulières… (72)», et il est pertinent de se demander si dans le cas présent les silences ne sont pas plus évocateurs que les paroles prononcées. Cela dit, des paroles spécifiques ont été notées au cours des séances d’observation directe, et répondent en quelque sorte aux questions posées par Rivière à propos de la structure des communications : Qui communique ? Dans quel ordre ? Comment ? À quel moment ?
Bien qu’il semble difficile de départager aussi clairement les données recueillies lors des observations, certains destinataires précis sont pourtant identifiables. Premièrement, le cadavre, bien que muet, est un des interlocuteurs privilégiés dans ce système communicationnel. Comme le note d’ailleurs Thomas à ce sujet, «parler au mort, c’est seulement entamer un monologue dont il n’est que l’occasion (73)». Bien qu’il n’ait pas été possible de noter les paroles éventuellement dirigées directement au cadavre, les conversations tenues autour de celui-ci témoignent cependant d’une richesse d’évocation non négligeable. Des expressions telles que : «Est belle, hein», «Est comme d’habitude, on dirait juste qu’à dort», «Au moins a l’a pas trop souffert avant de partir, c’est mieux d’même», «Son visage est bon, y’a l’air bien», «Ben au moins y souffre plus, y’é bien là, y’é libéré !», «Il se repose, maintenant», sont autant d’éléments de communication qui semblent indirectement adressés au défunt.
D’autres commentaires, par contre, sont directement destinés au travail effectué par le thanatologue : «Y’a donc bien l’air maigre, pour l’amour !», comme si les joues du défunt n’avaient pas été suffisamment rembourrées, ou au contraire, «Y l’ont bien réussi, hein !» souligne l’efficacité du travail de maquillage accompli par l’embaumeur. «Est pas maganée, j’avais peur qu’elle soit défigurée…», remarque prononcée par un visiteur devant le cercueil d’une femme décédée lors d’un accident d’automobile, est très évocatrice de la crainte des traces éventuellement laissées sur le cadavre par un accident, et il semble apprécié que le thanatologue ait réussi à maquiller ces traces, si traces il y avait.
Les visiteurs entre eux lient assez souvent conversation, connaissance préalable ou pas. Il semble en effet que la présence au salon funéraire soit un motif suffisant pour engager la conversation avec un inconnu, un visiteur en particulier n’hésitant pas à carrément demander à un autre s’il connaissait le défunt ou s’il était là «pour la famille». En prêtant discrètement oreille aux conversations se tenant dans l’entourage du cercueil, il a été possible de saisir des bribes de conversations, dont voici quelques exemples : une femme devant le cadavre d’une dame de 75 ans, malade depuis plusieurs années: «Je l’avais pas reconnue, mon doux qu’elle a l’air vieille !». Un couple dans la quarantaine, tout près du corps d’une femme de 64 ans décédée lors d’un accident d’automobile : «- Était pas vieille en plus, c’est donc d’valeur… - Que c’est donc pas drôle de mourir de même !». La belle-sœur d’un homme de 82 ans à un visiteur, devant le cercueil : «Lui, la mort… Il a lui-même choisi son cercueil pis toutte le kit, ça l’énervait pas pantoute !». Devant le cadavre d’un homme de 98 ans, un vieil homme dit à sa femme, qui opine lentement du bonnet : «Ouin ben y’était dû, hein…». Lors de l’exposition du corps d’un jeune homme de 20 ans s’étant suicidé, le père de celui-ci échange beaucoup avec les visiteurs, disant à l’un «En fin de semaine, y me disait encore qu’y comprenait pas mais qu’y m’aimait quand même…», et à l’autre «Il s’ennuyait tellement de sa mère !» (décédée d’un ACV deux ans auparavant, selon l’hôtesse). Dans ce cas précis, c’est dans le boudoir qu’il a été possible d’entendre les commentaires les plus révélateurs du choc que cause la mort d’une jeune personne : «Maudit que c’est jeune pour mourir !», «Il est avec sa mère astheure, y doit être content là…», «C’est fragile, des jeunes adultes comme ça, des fois, on pense…», «Faut donc souffrir en maudit pour s’tirer une balle dans l’cœur, j’en reviens pas !». Fait important à noter, ces derniers commentaires ont été adressés directement à l’hôtesse, par plusieurs visiteurs. Celle-ci peut donc aussi faire figure de récepteur dans cette structure des communications, puisqu’en plus d’être la réceptrice de moult commentaires de la part tant des visiteurs que de la famille, elle représente aussi l’entreprise funéraire qui s’est engagée envers la famille à ce que tout se passe pour le mieux, et c’est à elle que par exemple les visiteurs se plaignent de ne plus pouvoir fumer dans le salon ou du fait qu’il n’y ait plus de café disponible.
3.3.5 La structure de l’espace
D’abord, le nom «salon funéraire» est révélateur du souci d’évoquer, à tout le moins par l’appellation, un certain sentiment de sécurité, si l’on songe que le lieu en tant que tel n’a rien d’un salon dans le sens strict du terme, comme mentionné ci-haut. Il semble que la disposition de ces lieux tende vers une certaine uniformité, et l’exemple de l’ensemble des salons de l’entreprise funéraire Claude Marcoux en est éloquent. Chacun de ces établissements compte en moyenne deux emplacements prévus pour l’exposition, ce qui fait qu’il peut y avoir dans un même «salon» plus d’une exposition à la fois. Ces emplacements sont, dans tous les salons de l’entreprise, aménagés de la même manière : dans une pièce rectangulaire, le cercueil est placé contre le mur de façade de la bâtisse, et le reste de la pièce est laissé libre outre quelques fauteuils et tables disposés de ci de là le long des murs. L’espace est occupé par les acteurs d’une manière très semblable d’une observation à l’autre : auprès du cercueil, les membres de la famille se relaient pour former ce que l’on pourrait appeler une chaîne, ou une «espèce de ligne», selon l’expression d’un informateur : «Ben mettons que le corps est exposé, là, la famille y se tiennent à côté du corps, une espèce de ligne…» (Hugues). Cette ligne, plus ou moins longue selon l’ampleur de la famille du défunt ou encore selon un moment «creux» dans les visites, permet aux visiteurs de présenter leurs condoléances aux plus proches survivants du défunt, et c’est à cette occasion que l’on peut entendre les formules d’usage telles que «Mes sympathies» ou «Toutes mes condoléances». Passé ce seuil assez statique, cette ligne d’accueil en quelque sorte, le visiteur entre dans un espace plus mouvant, et adopte souvent une attitude d’ouverture envers les autres visiteurs, cherchant peut-être des visages familiers. Après quelques minutes, c’est souvent vers le boudoir que se dirigent ensuite les visiteurs. Cette pièce, la majorité du temps aménagée dans la partie arrière du bâtiment, est effectivement le lieu où se rassemblent le plus de gens en même temps durant la période d’exposition. Sur une grande table recouverte d’une nappe sont disposés café, eau chaude, thé, tisanes, sucre, lait, croustilles et biscuits. En plus de tables, chaises et fauteuils, on retrouve dans tous les boudoirs des salons visités un vestiaire et une salle de toilette.
64 Brochure La Maison Michel Sarrazin (destinée à informer les patients et les familles du fonctionnement de la maison), 1987, p. 5.
65 Données issues d’une enquête orale destinée à documenter les rites funéraires, dans le cadre d’un cours de premier cycle à l’Université Laval.
66 Louise Bernard, directrice des soins prolongés à la Maison Michel Sarrazin (en 1999).
67 Thomas, Le cadavre, p. 59.
68 Selon les termes de Valérie Garneau, thanatologue.
69 Ariès, Essais, p. 216.
70 Raymond Lemieux, « Enjeux des pratiques et des rites funéraires », Frontières, vol. 4, no 1, été 1991, p. 9. 71 Thomas, Rites de mort, p. 7.
72 Patrick Baudry, « Devant le cadavre », Religiologiques, no 12, automne 1995, p. 19-29, p.20.
73 Thomas, Le cadavre, p. 59.