3.1 Présentation de la grille d’analyse
Tel qu’abordé au premier chapitre, le modèle structurel élaboré par Claude Rivière révélera ici une part de sa richesse et son potentiel d’analyse. Plus précisément, les cinq structures du modèle seront reprises une à la fois et illustrées par les propos des informateurs recueillis sur le terrain, en débutant par l’exposition traditionnelle pour ensuite présenter le mode contemporain. Pour chaque structure seront comparés les modes d’exposition du cadavre, question de constater les éventuelles ruptures et la continuité de cette forme d’expression rituelle. Puisqu’un outil est, par définition, «un objet fabriqué qui sert à agir sur la matière, à faire un travail (43)», la structure même de la grille de Rivière a été quelque peu adaptée au contexte. En effet, il est un aspect que Rivière n’élabore guère avec cette théorie : l’espace. Or, cet aspect du rite ici étudié semble suffisamment significatif pour justifier une structure de l’espace proprement dite, en plus des structures d’actions séquentielles, de rôles théâtralisés, des moyens, et des communications. La structure des valeurs et des finalités, quant à elle, est illustrée à la section 3.4 du mémoire.
Reprenons un peu plus longuement chacune de ces structures. D’abord, la structure temporelle de l’action se définit par l’enchaînement des actions que posent des individus qui se retrouvent en situation de conflit émotionnel, lequel peut être déclenché par un événement traumatisant, comme la mort d’un membre de la communauté dans le cas présent. Chacune de ces actions devient, selon Rivière, un «épisode homogène (44)» qui lorsque rattaché à d’autres épisodes devient l’ensemble du rite. La totalité du rite peut se découper en sous-unités, qui deviennent des «rites élémentaires (45)», ceux-ci pouvant se fragmenter ensuite en ce que le sociologue nomme des ritèmes. Par exemple, dans le cas qui nous intéresse ici, l’ensemble de la période d’exposition contemporaine peut être envisagée comme étant le rite total, le rite élémentaire pouvant être illustré par la constante de la présentification du cadavre dans un cercueil, et finalement le type de cercueil choisi pouvant faire figure de ritème.
La structure des rôles, quant à elle, veut expliciter les différentes états qu’occupent les acteurs dans le déroulement du rite et leurs «conduites stéréotypées (46)», bref les situations où les acteurs sociaux jouent leur rôle dans une conjoncture rituelle donnée. Toutes ces conduites et ces manières d’être se trouvent en quelque sorte mises en scène dans ce que Rivière nomme un drame institué.
La structure des valeurs et des finalités est définie par l’auteur comme «le faisceau de ces valeurs décisives, reliées les unes aux autres, assemblées non fortuitement, relativement hiérarchisées, [qui] constitue la structure idéologique qui sert de modèle commémoratif (…) pour le rite (47)». Il s’agit en fait de faire sens et d’atteindre par le rite une «satisfaction symbolique» à cette perte, ce vide provoqué par l’absence subite d’un membre de la communauté.
Donc, afin d’atteindre une certaine forme d’efficacité sociale, la structure des moyens regroupe divers éléments mis en place plus ou moins consciemment, «afin d’entrer en contact avec le numineux (48) ou d’acquérir paix et certitude (49)». Rivière identifie entre autres comme moyens potentiels le lieu sanctuarisé, qui circonscrit le déroulement du rite à un lieu particulier où se déroule l’ensemble ou une partie du rite; le temps défini, qui lui délimite un temps précis d’une part pour l’emplacement du rite dans l’horaire de la collectivité et d’autre part pour la durée de l’ensemble du rite lui-même; les objets, moyens très concrets devant soutenir l’évolution du rite; finalement, les gestes, paroles et attitudes ponctuant les diverses étapes rituelles. Les paroles sont envisagées ici dans le sens de «prière, chant, slogan, discours (50)», et ne sont pas incluses à proprement parler par Rivière dans la structure des communications. Celle-ci illustre plutôt le flux des paroles circulant entre les émetteurs et les récepteurs, la «transmission de messages chargés d’une efficacité mystique (51)». Rivière ajoute encore que ces messages prennent place au sein de «systèmes de signification à partir de codes culturellement définis (52)». Voyons maintenant de plus près une manière très concrète d’appliquer cette grille d’analyse, en lui soumettant les données recueillies sur le terrain à propos de l’exposition du défunt. Nous débuterons par la portion traditionnelle, pour ensuite explorer la portion contemporaine, et enfin procéder à l’identification d’éventuelles ruptures et/ou continuité dans l’évolution du rite de l’exposition du défunt au Québec.
43 Selon Le Petit Robert 1994.
44 Rivière, Structure, p. 104.
45 Rivière, Structure, p. 104.
46 Rivière, Structure, p. 106.
47 Rivière, Structure, p. 108.
48 À propos de la notion de numineux, citons Rudolf Otto : Le sentiment de l’état de créature n’est au contraire qu’un élément subjectif concomitant, un effet; il est pour ainsi dire l’ombre d’un autre sentiment, celui de « l’effroi », qui, sans aucun doute, se rapporte d’emblée et directement à un objet existant en dehors du moi. Cet objet, c’est précisément l’objet numineux. Ce n’est que là où l’on éprouve la présence du numen, comme dans le cas d’Abraham, où l’on ressent quelque chose de caractère numineux, où l’âme se tourne d’elle-même vers cet objet, en d’autres termes, ce n’est que par l’effet d’une application de la catégorie du numineux à un objet réel ou présumé, que peut surgir, comme réaction dans la conscience, le sentiment de l’état de créature. Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot et Rivages, 1995 (1949), 234 pages, p. 25.
49 Rivière, Structure, p. 110.
50 Rivière, Structure, p. 110.
51 Rivière, Structure, p. 111.
52 Rivière, Les rites profanes, p. 50.
50 Rivière, Structure, p. 110.
51 Rivière, Structure, p. 111.
52 Rivière, Les rites profanes, p. 50.