La mort est une réalité biologique qui laisse un résidu, le cadavre, avec lequel il faut composer. Mais elle est avant tout un fait culturel par les représentations qu’elle induit, quant à sa nature et à ses origines, par les fantasmes et images qu’elle suscite et les moyens mis en œuvre pour l’accepter, la refuser ou la dépasser. Le rituel funéraire qui en découle est une pratique spécifiquement humaine qui semble coïncider avec l’apparition de l’humanité. Pour en reconnaître la finalité, car le rite n’est rien en dehors de la fonction qu’il remplit, nous ferons d’abord l’hypothèse que le rituel funéraire répond à une exigence universelle.
Louis-Vincent Thomas,
Rites de mort. Pour la paix des vivants.
Qu’elle soit qualifiée de traditionnelle ou de moderne, d’archaïque ou de contemporaine, aucune collectivité humaine n’a semble-t-il cédé les siens à la «grande faucheuse» sans marquer l’événement de différents rites, prodiguant à ses cadavres plus ou moins de soins et leur offrant, sous une forme plus ou moins élaborée, une sépulture, ce qu’Edgar Morin identifie comme une «donnée première, fondamentale, universelle de la mort (1)». Il est donc possible de considérer que le cadavre devient ainsi le «point zéro» du rituel funéraire, pour reprendre l’expression de Louis-Vincent Thomas; c’est du moins la position qui sera adoptée ici pour explorer plus en profondeur le rituel de l’exposition du défunt au Québec.
Dans le Québec traditionnel, les rites funéraires étaient régis, voire strictement contrôlés, par l’idéologie catholique à l’époque très influente, et comme le signale le narrateur du film Miroir de la vie et de la mort, Michel Garneau : «Au temps où la religion était responsable de la mort, elle avait mis en place une organisation du deuil, qui débouchait sur l’optimisme de la foi… (2)». L’emprise du dogme catholique ayant, depuis, fortement diminué tant au Québec qu’ailleurs, l’abandon progressif des valeurs catholiques et des croyances et pratiques en découlant s’est traduit par un certain désengagement face aux rituels funéraires; il semble toutefois que dans le cas qui nous concerne ce processus ne soit pas aussi avancé qu’au sein d’autres sociétés occidentales. Un parmi tant d’autres, en guise d’exemple, le cas de la jeune comédienne québécoise Marie-Soleil Tougas, décédée accidentellement en 1997, est fort éloquent quand il s’agit de constater la prégnance, encore, de l’idéologie catholique au Québec. La jeune femme n’était pas baptisée et soutenait ne pas croire en Dieu; pourtant ses funérailles furent célébrées en l’église catholique de Saint-Mathieu-de-Beloeil. Lors de cette cérémonie «officiée» par le comédien Gregory Charles, entièrement télédiffusée par les grandes chaînes québécoises, en direct, aucune prière ne fut récitée, aucun chant religieux ne fut entendu, et il n’y eut évidemment pas de communion. Le qualificatif «paraliturgique» utilisé à l’époque par certains pour décrire cette cérémonie est évocateur, comme s’il existait toujours un besoin de liturgie, même si escamotée, transformée, voire méconnaissable. Les funérailles de la jeune comédienne ont donc permis de constater de façon claire, entre autres choses, un besoin profond de ritualité, et en matière de rite, l’Église catholique a ce qu’il conviendrait d’appeler une longue expérience. «On reconnaît à l’Église un savoir-faire, déclare Paul Boily, prêtre et directeur de l’Office national de liturgie, elle offre un langage symbolique, elle donne des repères et un sens à ces événements (3)».
Donc, si la doctrine catholique est encore omniprésente au sein du rituel funéraire québécois, elle doit néanmoins s’adapter à une société laïcisée, qui exprime de plus en plus le besoin d’inventer ses propres rites, ou à tout le moins d’agencer à sa guise ceux qui lui conviennent. Il y aurait évidemment fort à dire sur cette tendance au bricolage rituel, et c’est en partie suite à ce constat que j’ai mené en 1999 une première recherche exploratoire à propos des rites funéraires contemporains. Ce dossier, intitulé Trois regards sur un même passage : la mort, avait pour but de documenter et d’analyser succinctement trois étapes du parcours du cadavre vers son «dernier repos», soit l’instant de la mort, l’embaumement du cadavre et surtout son exposition au salon funéraire : le lieu, les objets, les gens, les gestes et les paroles vraisemblablement investis d’une forte charge symbolique, un ensemble de pratiques ponctuant ce passage de la vie à la mort, de la présence à l’absence. Considérant le caractère exploratoire du travail, ce dernier a évidemment posé plus de questions qu’il n’a fourni de réponses, particulièrement en ce qui a trait à l’exposition du défunt. Qu’est-il arrivé pour qu’en à peine quelques décennies, le cadavre exposé passe de la maison privée au salon funéraire ? De quelle façon s’est amorcée et déroulée la transition entre les modes d’exposition du défunt traditionnel et contemporain, et en quoi sont-ils ressemblants, dissemblables, comparables ? À l’aube de ce nouveau millénaire, le rituel funéraire québécois continue de se transformer : d’une part, il apparaît ce que certains qualifient de «renouveau rituel» au sein des pratiques funéraires. Ce renouveau serait particulièrement visible dans le cas de décès attribuables au sida (4). D’autre part, l’exposition du défunt au salon funéraire semble en baisse de popularité depuis une dizaine d’années; un simple coup d’œil aux notices nécrologiques des journaux indique en effet que plusieurs défunts ne sont carrément pas exposés, la famille préférant souvent recevoir les condoléances à l’église ou au funérarium une demi-heure ou une heure avant la cérémonie. Est-ce à dire que le rite de l’exposition du défunt soit en voie de disparition au Québec ? Selon plusieurs thanatologues, rien n’est moins sûr (5). D’abord, certaines familles manifesteraient depuis quelques temps le désir d’exposer leurs morts à la maison, tel que cela se faisait autrefois. Ensuite, il semblerait que la majorité des familles ayant opté pour des funérailles sans exposition pour l’un des leurs ne prenne pas cette décision deux fois de suite, «comme s’ils s’étaient rendu compte qu’il manquait quelque chose (6)».
L’actuelle recherche tente donc de cerner et de comprendre l’évolution, la mutation de ce phénomène rituel lié à la mort, du reste peu étudié des chercheurs tant en anthropologie religieuse qu’en d’autres sciences sociales. Plus précisément, il s’agira d’effectuer une comparaison des diverses composantes rituelles de l’exposition du cadavre, tant traditionnelle que contemporaine, permettant ainsi une analyse diachronique du phénomène étudié. Ces composantes rituelles sont pour la majorité issues d’un travail de terrain à caractère résolument ethnologique, c’est-à-dire que la parole de l’acteur social a été privilégiée, et ce par le biais de l’enquête orale. En plus d’être le matériau premier devant être soumis à l’analyse, ces données feront au cours du texte figure d’illustration des différents concepts abordés, question de bien ancrer le phénomène étudié à la théorie (du moins une partie).
La première partie de ce mémoire se veut d’une part, au premier chapitre, un positionnement de l’objet, la mise en contexte théorique des deux concepts centraux de la recherche, c’est-à-dire le cadavre et le rite funéraire. D’autre part, le chapitre deux permettra de constater l’élaboration du contexte de travail sur le terrain, et d’amener quelques précisions sur la méthodologie adoptée. La seconde partie, quant à elle, présente l’analyse proprement dite des données issues du terrain, et ce par le biais de la grille d’analyse du rite proposée par le sociologue français Claude Rivière, afin d’atteindre le but ultime de cette recherche, c’est-à-dire le dégagement du processus d’une mutation rituelle, ses ruptures et l’évidente continuité. Enfin, comme il se doit, la conclusion de ce mémoire sera l’occasion de revenir sur l’ensemble de la démarche, mais surtout de comprendre jusqu’à quel point celle-ci n’avait aucunement l’ambition de couler quoi que ce soit dans le béton, si je puis me permettre l’expression. La visée initiale de ce projet était, plutôt, d’attirer l’attention sur un phénomène rituel particulier, l’exposition du défunt, qui s’est transformé, et qui se transforme encore actuellement, à une vitesse assez étonnante.
Qu’elle soit qualifiée de traditionnelle ou de moderne, d’archaïque ou de contemporaine, aucune collectivité humaine n’a semble-t-il cédé les siens à la «grande faucheuse» sans marquer l’événement de différents rites, prodiguant à ses cadavres plus ou moins de soins et leur offrant, sous une forme plus ou moins élaborée, une sépulture, ce qu’Edgar Morin identifie comme une «donnée première, fondamentale, universelle de la mort (1)». Il est donc possible de considérer que le cadavre devient ainsi le «point zéro» du rituel funéraire, pour reprendre l’expression de Louis-Vincent Thomas; c’est du moins la position qui sera adoptée ici pour explorer plus en profondeur le rituel de l’exposition du défunt au Québec.
Dans le Québec traditionnel, les rites funéraires étaient régis, voire strictement contrôlés, par l’idéologie catholique à l’époque très influente, et comme le signale le narrateur du film Miroir de la vie et de la mort, Michel Garneau : «Au temps où la religion était responsable de la mort, elle avait mis en place une organisation du deuil, qui débouchait sur l’optimisme de la foi… (2)». L’emprise du dogme catholique ayant, depuis, fortement diminué tant au Québec qu’ailleurs, l’abandon progressif des valeurs catholiques et des croyances et pratiques en découlant s’est traduit par un certain désengagement face aux rituels funéraires; il semble toutefois que dans le cas qui nous concerne ce processus ne soit pas aussi avancé qu’au sein d’autres sociétés occidentales. Un parmi tant d’autres, en guise d’exemple, le cas de la jeune comédienne québécoise Marie-Soleil Tougas, décédée accidentellement en 1997, est fort éloquent quand il s’agit de constater la prégnance, encore, de l’idéologie catholique au Québec. La jeune femme n’était pas baptisée et soutenait ne pas croire en Dieu; pourtant ses funérailles furent célébrées en l’église catholique de Saint-Mathieu-de-Beloeil. Lors de cette cérémonie «officiée» par le comédien Gregory Charles, entièrement télédiffusée par les grandes chaînes québécoises, en direct, aucune prière ne fut récitée, aucun chant religieux ne fut entendu, et il n’y eut évidemment pas de communion. Le qualificatif «paraliturgique» utilisé à l’époque par certains pour décrire cette cérémonie est évocateur, comme s’il existait toujours un besoin de liturgie, même si escamotée, transformée, voire méconnaissable. Les funérailles de la jeune comédienne ont donc permis de constater de façon claire, entre autres choses, un besoin profond de ritualité, et en matière de rite, l’Église catholique a ce qu’il conviendrait d’appeler une longue expérience. «On reconnaît à l’Église un savoir-faire, déclare Paul Boily, prêtre et directeur de l’Office national de liturgie, elle offre un langage symbolique, elle donne des repères et un sens à ces événements (3)».
Donc, si la doctrine catholique est encore omniprésente au sein du rituel funéraire québécois, elle doit néanmoins s’adapter à une société laïcisée, qui exprime de plus en plus le besoin d’inventer ses propres rites, ou à tout le moins d’agencer à sa guise ceux qui lui conviennent. Il y aurait évidemment fort à dire sur cette tendance au bricolage rituel, et c’est en partie suite à ce constat que j’ai mené en 1999 une première recherche exploratoire à propos des rites funéraires contemporains. Ce dossier, intitulé Trois regards sur un même passage : la mort, avait pour but de documenter et d’analyser succinctement trois étapes du parcours du cadavre vers son «dernier repos», soit l’instant de la mort, l’embaumement du cadavre et surtout son exposition au salon funéraire : le lieu, les objets, les gens, les gestes et les paroles vraisemblablement investis d’une forte charge symbolique, un ensemble de pratiques ponctuant ce passage de la vie à la mort, de la présence à l’absence. Considérant le caractère exploratoire du travail, ce dernier a évidemment posé plus de questions qu’il n’a fourni de réponses, particulièrement en ce qui a trait à l’exposition du défunt. Qu’est-il arrivé pour qu’en à peine quelques décennies, le cadavre exposé passe de la maison privée au salon funéraire ? De quelle façon s’est amorcée et déroulée la transition entre les modes d’exposition du défunt traditionnel et contemporain, et en quoi sont-ils ressemblants, dissemblables, comparables ? À l’aube de ce nouveau millénaire, le rituel funéraire québécois continue de se transformer : d’une part, il apparaît ce que certains qualifient de «renouveau rituel» au sein des pratiques funéraires. Ce renouveau serait particulièrement visible dans le cas de décès attribuables au sida (4). D’autre part, l’exposition du défunt au salon funéraire semble en baisse de popularité depuis une dizaine d’années; un simple coup d’œil aux notices nécrologiques des journaux indique en effet que plusieurs défunts ne sont carrément pas exposés, la famille préférant souvent recevoir les condoléances à l’église ou au funérarium une demi-heure ou une heure avant la cérémonie. Est-ce à dire que le rite de l’exposition du défunt soit en voie de disparition au Québec ? Selon plusieurs thanatologues, rien n’est moins sûr (5). D’abord, certaines familles manifesteraient depuis quelques temps le désir d’exposer leurs morts à la maison, tel que cela se faisait autrefois. Ensuite, il semblerait que la majorité des familles ayant opté pour des funérailles sans exposition pour l’un des leurs ne prenne pas cette décision deux fois de suite, «comme s’ils s’étaient rendu compte qu’il manquait quelque chose (6)».
L’actuelle recherche tente donc de cerner et de comprendre l’évolution, la mutation de ce phénomène rituel lié à la mort, du reste peu étudié des chercheurs tant en anthropologie religieuse qu’en d’autres sciences sociales. Plus précisément, il s’agira d’effectuer une comparaison des diverses composantes rituelles de l’exposition du cadavre, tant traditionnelle que contemporaine, permettant ainsi une analyse diachronique du phénomène étudié. Ces composantes rituelles sont pour la majorité issues d’un travail de terrain à caractère résolument ethnologique, c’est-à-dire que la parole de l’acteur social a été privilégiée, et ce par le biais de l’enquête orale. En plus d’être le matériau premier devant être soumis à l’analyse, ces données feront au cours du texte figure d’illustration des différents concepts abordés, question de bien ancrer le phénomène étudié à la théorie (du moins une partie).
La première partie de ce mémoire se veut d’une part, au premier chapitre, un positionnement de l’objet, la mise en contexte théorique des deux concepts centraux de la recherche, c’est-à-dire le cadavre et le rite funéraire. D’autre part, le chapitre deux permettra de constater l’élaboration du contexte de travail sur le terrain, et d’amener quelques précisions sur la méthodologie adoptée. La seconde partie, quant à elle, présente l’analyse proprement dite des données issues du terrain, et ce par le biais de la grille d’analyse du rite proposée par le sociologue français Claude Rivière, afin d’atteindre le but ultime de cette recherche, c’est-à-dire le dégagement du processus d’une mutation rituelle, ses ruptures et l’évidente continuité. Enfin, comme il se doit, la conclusion de ce mémoire sera l’occasion de revenir sur l’ensemble de la démarche, mais surtout de comprendre jusqu’à quel point celle-ci n’avait aucunement l’ambition de couler quoi que ce soit dans le béton, si je puis me permettre l’expression. La visée initiale de ce projet était, plutôt, d’attirer l’attention sur un phénomène rituel particulier, l’exposition du défunt, qui s’est transformé, et qui se transforme encore actuellement, à une vitesse assez étonnante.
1 Edgar Morin, L’homme et la mort, Paris, Seuil, 1970, p. 32.
2 François Brault, Miroir de la vie et de la mort, Office national du film du Canada, en coll. avec la Société Radio-Canada, 1985, 1 cassette : 58 minutes, son, couleur, VHS.
3 Luc Chartrand, « Ceci est mon rite », L’Actualité, vol. 23, no 7 (mai 1998), p. 36.
4 Le thème des rites reliés au sida mériterait à lui seul un mémoire de maîtrise, à tout le moins; le lecteur intéressé pourra consulter avec profit le numéro « Sida : deuil, mémoire, nouveaux rituels » de la revue Ethnologie française (XXVIII-1998-1).
5 Opinion exprimée par plusieurs thanatologues rencontrés lors du colloque annuel de la Corporation des thanatologues du Québec, en mars 2000 à Québec.
6 Communication personnelle avec Jean Garneau, thanatologue, février 2000.