En fin de parcours, que l’on me permette quelques instants d’utiliser pleinement le «je» qu’il m’a souvent été recommandé d’éviter, pour la cause, question seulement de découvrir le contexte forcément particulier d’où est né ce projet de recherche. En 1998, mon grand-père est décédé. Au salon funéraire, pas de cadavre, mais une urne; ma famille réunie, donc, non pas devant un corps mais devant ses cendres. Une fois la surprise et l’émotion calmées, je fus troublée par le comportement humain en situation de crise; frappée, entre autres choses, par l’aspect convenu de plusieurs de ces comportements, et surtout fascinée par les conversations entre les visiteurs. Deux dames, notamment, se racontaient comment elles avaient vécu l’exposition de leurs grands-parents, dans le salon de la maison familiale. J’ai alors ressenti ce qui me fait parfois affirmer que j’ai l’instinct d’ethnologue en feu, c’est-à-dire cet intense besoin de comprendre plus finement les liens qui sous-tendent toute relation sociale, cette réaction qui devant une pratique donnée, me donne envie de constater, relater, raconter la permanence de certains éléments (rituels, dans le cas présent), un peu à la manière des folkloristes d’antan.
Fin de la parenthèse à la première personne, revenons maintenant sur la démarche à l’origine de ce mémoire. Le but ultime de cette recherche sur le terrain était de documenter les modes traditionnel et contemporain d’exposition du défunt, et ce par le biais d’une enquête orale; ensuite, comparer les données ainsi obtenues pour en extraire le matériau permettant d’identifier d’une part les éventuelles ruptures et d’autre part le fil directeur de l’évidente continuité. L’envergure a évidemment été fonction du contexte nécessairement restreint imposé par un mémoire de maîtrise. Il n’est pas seulement question ici de traiter théoriquement de la mort, mais surtout de l’appréhender comme un moyen de mieux comprendre le comportement humain.
Observer les rites qu’engendre la mort ne va pas sans quelques heurts. Étudier les réactions humaines au centre même de ces rites, écouter leurs opinions sur le rôle des rites funéraires, prendre en compte leurs perceptions du rite de l’exposition du cadavre, autant d’idées passionnantes, certes, mais difficilement réalisables par les voies documentaires usuelles. C’est pourquoi, dans un premier temps, l’enquête orale a été l’outil privilégié pour laisser libre cours à la parole de l’acteur social du quotidien. En présentant quelques théories qui, chacune à sa manière, tentent de définir comment devrait se pratiquer l’enquête orale en général, j’ai surtout tenté de montrer que l’élaboration d’une démarche auprès d’informateurs est toujours unique en soi, et tient davantage du work in progress que de la méthode infaillible que certains prétendent détenir/utiliser. En complément des entrevues issues de l’enquête orale, un nombre équivalent de séances d’observation directe a été effectué dans quelques salons funéraires. Il s’agissait de constater de visu le déroulement contemporain du rite de l’exposition du défunt, et ainsi obtenir un matériau brut révélateur d’une multitude de comportements.
De cette démarche particulière ressort une description du déroulement de l’exposition traditionnelle du défunt à Lévis, qui correspond aux quelques données décrivant la mort à cette époque au Québec en général, telles que celles fournies par le rapport de Réal Brisson. Cette description ne peut évidemment pas se généraliser, et là n’était pas le but. Celui-ci était plutôt de recueillir la perception des acteurs passés et présents du rite de l’exposition du défunt, pour éventuellement en illustrer le parcours. Pour ce faire, les données recueillies ont été mises en forme de façon suffisamment intelligible(84) pour les soumettre à un examen un peu plus approfondi, c’est-à-dire sur les bases d’une grille d’analyse du rite très féconde proposée par le sociologue français Claude Rivière.
Il n’est évidemment pas permis de tirer de très ambitieuses conclusions d’un travail si exploratoire. Néanmoins, force est de constater que les rites funéraires québécois ont vécu une mutation assez spectaculaire depuis les années cinquante. En particulier, le rite de l’exposition du défunt a été amputé de plusieurs de ses structures traditionnelles, par exemple au niveau de la gestion du cadavre ou de la veillée funèbre. De plus, un certain temps écoulé entre le terrain et l’analyse des données ainsi recueillies a induit une forme de réflexion rétroactive face à toute la démarche. Avec le recul, il est possible de remarquer quelques idées qui auraient pu enrichir encore plus le corpus des données à analyser. Par exemple, il aurait été pertinent d’effectuer des entrevues plus poussées avec quelques embaumeurs, ou encore une entrevue spécifique avec l’hôtesse des salons visités, question de voir comment tous deux perçoivent le rite en tant que tel ainsi que leur rôle dans son déroulement même. Il aurait aussi été intéressant de rencontrer des informateurs plus jeunes, afin de connaître leurs impressions des salons funéraires, et éventuellement de les comparer avec celles de leurs aînés. De plus, l’arrivée récente de l’ethnographe dans la métropole lui fait entre autres percevoir que la donne en matière de comportements funéraires est considérablement différente à Montréal. D’où par exemple l’idée, pour une recherche ultérieure, de reprendre la démarche le plus fidèlement possible mais cette fois à Montréal, en contexte nettement plus urbain et cosmopolite, voire de comparer ces données avec celles de Lévis. Ou encore, tirer profit justement de cet aspect cosmopolite de la ville pour documenter les rites funéraires contemporains des diverses ethnies peuplant Montréal. D’autres recherches encore pourraient approfondir le rôle du thanatologue comme nouveau et unique pontife des rites funéraires, ou explorer le rôle grandissant de l’internet au sein des pratiques de commémoration des morts.
84 Transcription de toutes les entrevues et élaboration de rapports de séance d’observation directe.