BIENVENUE


Caroline Guay est ethnologue de formation, et détient une maîtrise en sciences des religions (M.A.). L'exposition du défunt à Lévis, des planches au salon funéraire: exploration d'une mutation est son mémoire de maîtrise, déposé à l'Université du Québec à Montréal en 2002 (sous la direction "officielle" de Mme Luce Des Aulniers, et la direction "spirituelle" de M. Guy Ménard).

Sincères remerciements à tous les informateurs qui ont participé à l'enquête orale visant à documenter l'exposition traditionnelle du défunt, ainsi qu'à Mme Valérie Garneau et M. Jean Garneau, des Salons Claude Marcoux, qui m'ont généreusement accordé leur temps et partagé leurs expériences.

Informations et\ou commentaires: expositiondefunts@hotmail.com


© Tous droits réservés - Caroline Guay (2002)

RÉSUMÉ


En observant d’un peu plus près le déroulement général des rites funéraires québécois aujourd’hui, certaines questions peuvent spontanément venir à l’esprit. On peut par exemple se demander ce qui a bien pu se produire pour qu’à l’intérieur d’un laps de temps relativement court, l’expression du deuil au Québec change presque complètement de visage, du moins en apparence. Ou encore, constater que le rite de l’exposition du défunt n’est plus ce qu’il était autrefois; s’interroger sur la perception des gens ayant vécu de plus près cette mutation et vouloir leur donner la parole afin de mieux comprendre, tout simplement. C’est dans cette perspective qu’une enquête orale a été réalisée en l’an 2000, à Lévis. Il s’agissait d’une part de sonder les souvenirs des informateurs ayant été témoins et se souvenant assez clairement de l’époque où à Lévis on exposait les morts à la maison, et d’autre part d’explorer leurs perceptions du mode contemporain d’exposition du défunt, dans les salons funéraires. Cette démarche de collectes de données brutes et originales visait à exploiter celles-ci dans le but d’identifier plus clairement les mécanismes de ce phénomène. Pour ce faire, le modèle d’analyse suggéré par le sociologue français Claude Rivière a servi de cadre de présentation et d’analyse des données recueillies sur le terrain. De cette analyse succincte ressortent pourtant, déjà, les principaux éléments de rupture et l’évidente continuité à l’œuvre dans cette mutation rituelle.


MOTS-CLÉS: Coutume funéraire; Rites funéraires; Exposition; Défunt; Mort; Rite; Changement social; Québec (province); Lévis (ville).

INTRODUCTION


La mort est une réalité biologique qui laisse un résidu, le cadavre, avec lequel il faut composer. Mais elle est avant tout un fait culturel par les représentations qu’elle induit, quant à sa nature et à ses origines, par les fantasmes et images qu’elle suscite et les moyens mis en œuvre pour l’accepter, la refuser ou la dépasser. Le rituel funéraire qui en découle est une pratique spécifiquement humaine qui semble coïncider avec l’apparition de l’humanité. Pour en reconnaître la finalité, car le rite n’est rien en dehors de la fonction qu’il remplit, nous ferons d’abord l’hypothèse que le rituel funéraire répond à une exigence universelle.

Louis-Vincent Thomas,
Rites de mort. Pour la paix des vivants.



Qu’elle soit qualifiée de traditionnelle ou de moderne, d’archaïque ou de contemporaine, aucune collectivité humaine n’a semble-t-il cédé les siens à la «grande faucheuse» sans marquer l’événement de différents rites, prodiguant à ses cadavres plus ou moins de soins et leur offrant, sous une forme plus ou moins élaborée, une sépulture, ce qu’Edgar Morin identifie comme une «donnée première, fondamentale, universelle de la mort (1)». Il est donc possible de considérer que le cadavre devient ainsi le «point zéro» du rituel funéraire, pour reprendre l’expression de Louis-Vincent Thomas; c’est du moins la position qui sera adoptée ici pour explorer plus en profondeur le rituel de l’exposition du défunt au Québec.

Dans le Québec traditionnel, les rites funéraires étaient régis, voire strictement contrôlés, par l’idéologie catholique à l’époque très influente, et comme le signale le narrateur du film Miroir de la vie et de la mort, Michel Garneau : «Au temps où la religion était responsable de la mort, elle avait mis en place une organisation du deuil, qui débouchait sur l’optimisme de la foi… (2)». L’emprise du dogme catholique ayant, depuis, fortement diminué tant au Québec qu’ailleurs, l’abandon progressif des valeurs catholiques et des croyances et pratiques en découlant s’est traduit par un certain désengagement face aux rituels funéraires; il semble toutefois que dans le cas qui nous concerne ce processus ne soit pas aussi avancé qu’au sein d’autres sociétés occidentales. Un parmi tant d’autres, en guise d’exemple, le cas de la jeune comédienne québécoise Marie-Soleil Tougas, décédée accidentellement en 1997, est fort éloquent quand il s’agit de constater la prégnance, encore, de l’idéologie catholique au Québec. La jeune femme n’était pas baptisée et soutenait ne pas croire en Dieu; pourtant ses funérailles furent célébrées en l’église catholique de Saint-Mathieu-de-Beloeil. Lors de cette cérémonie «officiée» par le comédien Gregory Charles, entièrement télédiffusée par les grandes chaînes québécoises, en direct, aucune prière ne fut récitée, aucun chant religieux ne fut entendu, et il n’y eut évidemment pas de communion. Le qualificatif «paraliturgique» utilisé à l’époque par certains pour décrire cette cérémonie est évocateur, comme s’il existait toujours un besoin de liturgie, même si escamotée, transformée, voire méconnaissable. Les funérailles de la jeune comédienne ont donc permis de constater de façon claire, entre autres choses, un besoin profond de ritualité, et en matière de rite, l’Église catholique a ce qu’il conviendrait d’appeler une longue expérience. «On reconnaît à l’Église un savoir-faire, déclare Paul Boily, prêtre et directeur de l’Office national de liturgie, elle offre un langage symbolique, elle donne des repères et un sens à ces événements (3)».

Donc, si la doctrine catholique est encore omniprésente au sein du rituel funéraire québécois, elle doit néanmoins s’adapter à une société laïcisée, qui exprime de plus en plus le besoin d’inventer ses propres rites, ou à tout le moins d’agencer à sa guise ceux qui lui conviennent. Il y aurait évidemment fort à dire sur cette tendance au bricolage rituel, et c’est en partie suite à ce constat que j’ai mené en 1999 une première recherche exploratoire à propos des rites funéraires contemporains. Ce dossier, intitulé Trois regards sur un même passage : la mort, avait pour but de documenter et d’analyser succinctement trois étapes du parcours du cadavre vers son «dernier repos», soit l’instant de la mort, l’embaumement du cadavre et surtout son exposition au salon funéraire : le lieu, les objets, les gens, les gestes et les paroles vraisemblablement investis d’une forte charge symbolique, un ensemble de pratiques ponctuant ce passage de la vie à la mort, de la présence à l’absence. Considérant le caractère exploratoire du travail, ce dernier a évidemment posé plus de questions qu’il n’a fourni de réponses, particulièrement en ce qui a trait à l’exposition du défunt. Qu’est-il arrivé pour qu’en à peine quelques décennies, le cadavre exposé passe de la maison privée au salon funéraire ? De quelle façon s’est amorcée et déroulée la transition entre les modes d’exposition du défunt traditionnel et contemporain, et en quoi sont-ils ressemblants, dissemblables, comparables ? À l’aube de ce nouveau millénaire, le rituel funéraire québécois continue de se transformer : d’une part, il apparaît ce que certains qualifient de «renouveau rituel» au sein des pratiques funéraires. Ce renouveau serait particulièrement visible dans le cas de décès attribuables au sida (4). D’autre part, l’exposition du défunt au salon funéraire semble en baisse de popularité depuis une dizaine d’années; un simple coup d’œil aux notices nécrologiques des journaux indique en effet que plusieurs défunts ne sont carrément pas exposés, la famille préférant souvent recevoir les condoléances à l’église ou au funérarium une demi-heure ou une heure avant la cérémonie. Est-ce à dire que le rite de l’exposition du défunt soit en voie de disparition au Québec ? Selon plusieurs thanatologues, rien n’est moins sûr (5). D’abord, certaines familles manifesteraient depuis quelques temps le désir d’exposer leurs morts à la maison, tel que cela se faisait autrefois. Ensuite, il semblerait que la majorité des familles ayant opté pour des funérailles sans exposition pour l’un des leurs ne prenne pas cette décision deux fois de suite, «comme s’ils s’étaient rendu compte qu’il manquait quelque chose (6)».

L’actuelle recherche tente donc de cerner et de comprendre l’évolution, la mutation de ce phénomène rituel lié à la mort, du reste peu étudié des chercheurs tant en anthropologie religieuse qu’en d’autres sciences sociales. Plus précisément, il s’agira d’effectuer une comparaison des diverses composantes rituelles de l’exposition du cadavre, tant traditionnelle que contemporaine, permettant ainsi une analyse diachronique du phénomène étudié. Ces composantes rituelles sont pour la majorité issues d’un travail de terrain à caractère résolument ethnologique, c’est-à-dire que la parole de l’acteur social a été privilégiée, et ce par le biais de l’enquête orale. En plus d’être le matériau premier devant être soumis à l’analyse, ces données feront au cours du texte figure d’illustration des différents concepts abordés, question de bien ancrer le phénomène étudié à la théorie (du moins une partie).

La première partie de ce mémoire se veut d’une part, au premier chapitre, un positionnement de l’objet, la mise en contexte théorique des deux concepts centraux de la recherche, c’est-à-dire le cadavre et le rite funéraire. D’autre part, le chapitre deux permettra de constater l’élaboration du contexte de travail sur le terrain, et d’amener quelques précisions sur la méthodologie adoptée. La seconde partie, quant à elle, présente l’analyse proprement dite des données issues du terrain, et ce par le biais de la grille d’analyse du rite proposée par le sociologue français Claude Rivière, afin d’atteindre le but ultime de cette recherche, c’est-à-dire le dégagement du processus d’une mutation rituelle, ses ruptures et l’évidente continuité. Enfin, comme il se doit, la conclusion de ce mémoire sera l’occasion de revenir sur l’ensemble de la démarche, mais surtout de comprendre jusqu’à quel point celle-ci n’avait aucunement l’ambition de couler quoi que ce soit dans le béton, si je puis me permettre l’expression. La visée initiale de ce projet était, plutôt, d’attirer l’attention sur un phénomène rituel particulier, l’exposition du défunt, qui s’est transformé, et qui se transforme encore actuellement, à une vitesse assez étonnante.



1 Edgar Morin, L’homme et la mort, Paris, Seuil, 1970, p. 32.
2 François Brault, Miroir de la vie et de la mort, Office national du film du Canada, en coll. avec la Société Radio-Canada, 1985, 1 cassette : 58 minutes, son, couleur, VHS.
3 Luc Chartrand, « Ceci est mon rite », L’Actualité, vol. 23, no 7 (mai 1998), p. 36.
4 Le thème des rites reliés au sida mériterait à lui seul un mémoire de maîtrise, à tout le moins; le lecteur intéressé pourra consulter avec profit le numéro « Sida : deuil, mémoire, nouveaux rituels » de la revue Ethnologie française (XXVIII-1998-1).
5 Opinion exprimée par plusieurs thanatologues rencontrés lors du colloque annuel de la Corporation des thanatologues du Québec, en mars 2000 à Québec.
6 Communication personnelle avec Jean Garneau, thanatologue, février 2000.

CHAPITRE I ~ LE CADAVRE, "POINT ZÉRO" DU RITUEL FUNÉRAIRE


1.1 La mort

Examinons maintenant les différents concepts que soulève la présente problématique. D’abord, une tentative de définition de la mort biologique est inévitable; il faut insister d’ailleurs sur le terme «tentative», puisqu’il ne semble pas y avoir de définition de délimitation de la mort qui fasse consensus. Quand peut-on considérer hors de tout doute un humain comme mort ? Nombre de penseurs, chercheurs et philosophes ont suggéré quelques éléments de réponse à cette énigme. Le Petit Robert propose une définition pour le moins générale, évidemment, en disant que la mort est «la cessation définitive de la vie (d’un être humain, d’un animal et par extension de tout organisme biologique)». Allant plus loin et confirmant aussi l’aspect «flou» de la délimitation de la mort, Louis-Vincent Thomas avance que :

Le passage du corps-vivant au corps-cadavre s’établit progressivement et les limites du « point-zéro » restent floues. En un premier temps, surgit la mort fonctionnelle ou arrêt des fonctions vitales, avant même la destruction de l’organisme; ce qui explique les faits de la vie ralentie. On en vient ainsi à distinguer la mort apparente caractérisée par l’arrêt respiratoire, la mort relative avec arrêt franc de la respiration et de la circulation et la mort absolue ou tissulaire, somme cumulée et irréversible des morts fonctionnelles et organiques partielles, notamment celles du « triangle » cœur-poumon-cerveau (7) .

Cet établissement de séquences de la mort biologique, si logique et éclairant soit-il, nous renvoie tout de même à l’inexorable réalité : de l’extérieur, sans appareils perfectionnés pour mesurer tout battement ou tout tressaillement, la mort ne se résume qu’à un instant, c’est-à-dire celui où l’humain ne respire plus, moment qui n’était encore récemment vérifiable que par des moyens que l’on pourrait qualifier d’élémentaires (en comparaison avec les moyens plus évolués dont «profite» aujourd’hui la mort technicisée), ce qu’illustre assez bien ici les propos d’une informatrice :

Dans le temps, ils cherchaient le pouls… la meilleure chose, là, ils leur mettaient un miroir [l’informatrice désigne du doigt le dessous de son nez] pour voir si ça allait faire de la buée… les plus curieux, là, ils pesaient sur le ventre pour voir si ça ferait quelque chose, ça je l’ai jamais fait, mais c’est des choses que j’ai entendu dire… (Marthe).

La médecine elle-même, malgré maints efforts en ce sens, ne parvient pas toujours à établir clairement les «conditions suffisantes» de l’état humain, comme le remarque Jean-François Malherbe :

Toute appréciation en ce domaine est risquée et nous ne pouvons échapper à ce risque. Si la conscience éthique est convoquée par la question de la fin de la vie, c’est parce que la réponse à cette question échappe par définition aux technosciences biomédicales. Évidemment, les technosciences biomédicales maîtrisent les conditions nécessaires de la vie humaine. Mais elles ne peuvent que rester muettes sur ses conditions suffisantes, à moins de sortir indûment de leur rôle (8).

Outre son aspect biologique dont la délimitation, nous l’avons entrevu, n’est guère aisée, il faut aussi considérer l’aspect historique de la mort. D’abord, l’historien français Philippe Ariès a finement analysé le passage de la mort de toi à la mort de soi, aux environs du XIVe siècle. Selon lui, l’homme à cette époque admettait assez aisément que l’être humain ne soit pas éternel, il consentait en quelque sorte à la mort de l’autre, la mort de toi. L’individualisation progressive de la vie humaine a, suivant la théorie d’Ariès, amené l’homme à s’attarder sur l’importance de sa propre existence et à craindre sa propre mort, la mort de soi :

L’homme des sociétés traditionnelles, qui était celui du premier Moyen Âge, mais qui était aussi celui de toutes les cultures populaires et orales, se résignait sans trop de peine à l’idée que nous sommes tous mortels. Depuis le milieu du Moyen Âge, l’homme occidental riche, puissant ou lettré, se reconnaît lui-même dans sa mort : il a découvert la mort de soi (9).

Michel Vovelle, aussi historien français, contemporain d’Ariès, identifie le même phénomène, qu’il nomme pour sa part la «découverte de l’expérience individuelle» et qu’il situe à la même époque. L’auteur considère, à l’instar de plusieurs anthropologues, que la mort est «un des invariants qui dessinent la trame de la destinée humaine (10)», puisque sans la mort, rien de ce que nous connaissons n’existerait. Edgar Morin l’avait précédé en disant que :

(…) la société fonctionne non seulement malgré la mort et contre la mort (en sécrétant notamment une formidable néguentropie imaginaire où la mort est niée et refoulée), mais qu’elle existe en tant qu’organisation que par, avec et dans la mort. L’existence de la culture, c’est-à-dire d’un patrimoine collectif de savoirs, savoirs-faire, normes, règles organisationnelles, etc., n’a de sens que parce que les anciennes générations meurent et qu’il faut sans cesse la transmettre aux nouvelles générations. Elle n’a de sens que comme reproduction, et ce terme de reproduction prend son plein sens en fonction de la mort (11).

Outre plusieurs articles abordant des thèmes spécifiques reliés à la mort, entre autres par le biais de la revue scientifique spécialisée Frontières, peu de travaux substantiels ont été produits au Québec (12). Notons d’abord l’ouvrage de l’historien Serge Gagnon publié en 1987, Mourir hier et aujourd’hui. De la mort chrétienne dans la campagne québécoise au XIXe siècle à la mort technicisée dans la cité sans Dieu. L’auteur dresse dans cette synthèse au titre ambitieux un portrait assez riche de la mort au Québec, illustré principalement par l’étude de la correspondance de prêtres au XIXe siècle, ainsi que des sources manuscrites tirées de divers fonds d’archives et de monographies paroissiales. Bien que le titre n’en fasse pas mention, Gagnon s’attarde particulièrement au phénomène du suicide, estimant que «la soudaine augmentation des décès par suicide aurait dû susciter leur curiosité [les historiens]. Les marginaux de la mort, plus nombreux aujourd’hui qu’autrefois, méritaient le traitement de faveur qui leur sera accordé par cet essai (13)». Si l’ensemble de l’analyse n’est pas d’une grande originalité, le chapitre et la bibliographie traitant du suicide sont, de par leur richesse, d’un grand intérêt. Dans son rapport La mort au Québec. Dossier exploratoire publié en 1988, Réal Brisson remarque d’ailleurs que l’ouvrage de Gagnon s’inscrit «dans cette orientation de la recherche qui consiste à retracer et à tenter d’interpréter le parcours de l’imaginaire de la mort (14)». Le court rapport de Brisson offre quant à lui un regard plutôt exhaustif sur l’historiographie de la mort au Québec, et il fournit de nombreuses références iconographiques ainsi qu’une abondante bibliographie. Tout comme l’histoire, le courant anthropologique s’est évidemment intéressé à la mort en général et aux rites qu’elle inspire en particulier, et c’est sur cet aspect qu’insisteront les prochaines pages.


1.2 Le rite

Il faut remarquer d’emblée que la notion du rite, tout comme celle de la mort, n’est pas aisément définissable. À l’instar de Martine Segalen, nous pouvons croire «qu’il n’existe pas une définition reconnue, canonique, fixée (15)». D’abord, le folkloriste Arnold Van Gennep a proposé, au début du siècle dernier, un schéma fort inspirant des rites de passage, ces rites qui «accompagnent les changements de lieu, d’état, d’occupation, de situation sociale, d’âge (16)», schéma qui a par la suite donné lieu à moult discussions et enrichissements théoriques. Van Gennep a été le premier à démontrer la régularité des rites de passage, en élaborant une structure tripartite. Ce modèle identifie trois phases décisives dans le déroulement d’un rite de passage. D’abord, la phase dite de séparation, ou préliminaire, qui consiste à isoler du groupe l’individu qui vit le passage. Ensuite, vient la phase de marginalisation, ou liminaire, où l’individu stagne en quelque sorte à la frontière de deux modes de vie distincts. Finalement, la phase de réintégration, ou postliminaire, permet à l’individu d’assumer un nouveau statut et lui accorde les privilèges qui y sont associés. Ce modèle pourrait être appliqué tant aux deuilleurs qu’au défunt lui-même, et ce, de maintes manières. Par exemple, la famille du défunt vivrait la phase de séparation par le décès d’un de ses membres; la phase de marginalisation pourrait être représentée par l’exposition du défunt, où celui-ci n’est pas vraiment vivant mais pas vraiment mort non plus, maquillé pour, en quelque sorte, donner l’illusion de la vie, ou par la période de latence entre le décès et les funérailles si le défunt n’est pas exposé. Enfin, les funérailles et l’enterrement pourraient faire figure de réintégration. Il en irait sensiblement de même pour le défunt, exception faite de la période de marginalisation, où le corps se voit préparé, et/ou pour l’exposition et la crémation. La phase d’agrégation pourrait être illustrée par la mise en terre (ou en niche) du cercueil (ou de l’urne), qui prendrait alors la forme des derniers adieux. En somme, la famille et le défunt, pendant la période liminaire, flotteraient entre deux mondes.

Cette théorie a largement été discutée et enrichie, entre autres par Victor W. Turner, dans son étude intitulée Le phénomène rituel. Structure et contre-structure (17) . Étant d’avis que Van Gennep n’avait pas développé assez longuement la phase de marginalisation, Turner a donc tenté de reprendre sa théorie en insistant davantage sur cet aspect; la liminarité est si importante selon lui qu’il faut la diviser en deux, le drame et le dénouement, préalables à l’agrégation au sacré. Allant plus loin encore, Turner affirme que tout se joue à cette étape cruciale. Il distingue deux types de liminarité : d’une part il existe des rituels d’élévation de statut, où le novice se voit imposer une humiliation qui le mènera éventuellement à un statut supérieur. D’autre part, les rituels d’inversion de statut permettent aux occupants de statuts inférieurs d’exercer un pouvoir officiel sur les occupants des statuts supérieurs, mais de façon strictement temporaire et encadrée. La fête de l’Halloween offre une illustration probante de rituel d’inversion de statuts, en permettant par exemple à des enfants de «menacer» les adultes en vue d’obtenir des confiseries. Comme le remarque Étienne Leclercq au sujet de la phase liminaire :

À la suite d’A. Van Gennep, Turner qualifie ce processus de liminal (ou liminaire suivant les traductions), c’est-à-dire se situant entre l’ancien ordre déclassé et le nouveau qui n’existe pas encore. (…) Ce processus liminal correspond donc à une sorte d’intervalle, un betwix and between, un entre-deux durant lequel les protagonistes échangent non plus par le biais des règles, mais à propos de ces dernières. De ce point de vue, l’action rituelle permet non seulement d’expliciter et de célébrer les règles collectives, elle peut aussi accompagner leur renouvellement (18).

Pour sa part, le sociologue français Jean Cazeneuve a produit deux études sur le rite (1958 et 1971), l’une étant la suite logique de l’autre puisque les thèmes de la première, Les rites et la condition humaine d’après des documents ethnographiques, sont repris et développés dans la deuxième, Sociologie du rite : tabou, magie, sacré. L’auteur condense sa théorie dans la définition du rite publiée dans l’Encyclopaedia Universalis en 1995, en suggérant entre autres que le rite atteindrait davantage son but dans un milieu «archaïque» et fortement assujetti aux rapports avec le surnaturel :

(…) parce que les pratiques de ce genre [les conduites rituelles] s’y manifestent avec plus d’abondance et de variété, parce qu’elles y débordent plus largement dans l’ensemble de la vie quotidienne collective, et aussi parce qu’elles y sont moins impliquées dans des systèmes cohérents de pensée, dans des élaborations philosophiques et dans des doctrines. Bref, plus que le rite moderne, le rite archaïque semble se développer en lui-même et selon ses finalités propres (19).

Cazeneuve semble considérer, par cette définition en particulier, que le rite dit «moderne» n’a pas la capacité intrinsèque, ou du moins pas autant que le rite dit «archaïque», de se développer selon ses propres finalités. Pourtant, le rite n’existe-t-il pas que par sa finalité ? Louis-Vincent Thomas le confirme en avançant à propos du rite que «sa finalité profonde est bien de sécuriser; par son pouvoir structurant et apaisant, il constitue, dans toutes les occasions où perce l’inquiétude du devenir, une véritable nécessité vitale (20)».

Selon Thomas, il n’y a guère de vie possible sans rite. Toutes les sphères de la vie humaine en sont marquées : alimentation, travail, loisirs, communications, ainsi que les moments charnières de la trajectoire individuelle que sont la naissance, le mariage et la mort. Dans Rites de mort. Pour la paix des vivants, paru en 1985, l’anthropologue développe une définition du rite d’ordre systémique. Par la possibilité qu’il offre de contrôler l’inconnu (ou de donner l’illusion de le faire), le rite se forge en un système de symboles qui «dicte les recettes et les conduites à tenir pour purger les doutes et canaliser la réussite (21)». Mis en lien avec la notion de sacré, dont l’auteur croit le rite indissociable, le rituel peut se scinder en trois champs distincts : le rituel profane, le rituel sacré mais laïc et le rituel sacré et religieux. Selon Thomas, le rituel profane est fait de ces petits ou grands actes ordinaires, individuels ou collectifs, qui jalonnent le quotidien. C’est l’enfant qui serre son ourson en peluche avant de fermer les yeux ou qui allume la rassurante veilleuse avant de se coucher; c’est l’adulte qui observe un ordre précis, voire strict, dans ses ablutions matinales; c’est la joueuse de bingo qui orne sa table de petites statuettes à l’effigie d’éléphants pointant le ciel de leurs trompes ou de petits trolls en plastique, poilus et fluorescents, tous devant lui porter chance. Le rituel sacré laïc, quant à lui, définit des actes investis d’un pouvoir sacré mais exempts de toute idéologie religieuse. L’auteur remarque que certains actes et pratiques d’origine religieuse ont vécu un glissement et sont devenus actes et pratiques laïcs : par exemple, que fête-t-on vraiment à Noël, la naissance de Jésus ou les réunions familiales et l’échange de cadeaux ? Enfin, le rituel sacré religieux représente pour Thomas un outil puissant de transmission doctrinale et un instrument de contrôle des fidèles, et ce serait là que la fonction symbolique du rite serait à son apogée. C’est aussi l’avis de l’historien Ollivier Hubert, qui dans sa thèse de doctorat, développe l’idée selon laquelle le rituel fut un outil de contrôle largement mis à profit par l’Église catholique dans le Québec du XIXe siècle :

Cette recherche postule (…) que le rite est un objet culturel fondamentalement historique, diversement appréhendé, utilisé, investi. Pratique culturelle partagée, il sera envisagé comme l’un des terrains sur lesquels se joue la définition de clivages culturels variés. Plus particulièrement, je me propose d’étudier la manière dont il est utilisé par l’Église, dans la construction de sa propre identité comme institution sociale d’une part, et comme outil privilégié pour la diffusion de normes comportementales dans le corps sociale d’autre part (22).

Examinons maintenant de plus près le modèle structurel proposé par le sociologue français Claude Rivière, qui a élaboré un cadre d’analyse permettant d’approfondir n’importe quel rite. Celui-ci est envisagé comme une réalité complexe, «composée d’éléments jamais tout à fait ajustés (23)» et perméable à maintes influences. Selon Rivière, un rite peut être soumis à une segmentation en cinq temps :

Méthodologiquement, tout rite, aussi bien profane que religieux, peut être appréhendé comme structure d’actions séquentielles, de rôles théâtralisés, de valeurs et de finalités, de moyens réels et symboliques, de communication par système codé (24). »

Tout comme Thomas, Rivière pose comme postulat principal que le rite trouve sa finalité en lui-même, et pour reprendre les termes de Zakaria Jéridi, «n’a d’autre projet que son propre accomplissement (25)». L’apport essentiel de Rivière est sans contredit la théorisation de la contre-structure des rites profanes. Réagissant lui aussi au modèle soumis par Van Gennep, Rivière remarque qu’il existe des rites qui visent, explicitement ou non, à critiquer les valeurs véhiculées par une société donnée, à les remettre momentanément en question.

Nous aurons l’occasion de constater beaucoup plus en détail la pertinence du modèle de Claude Rivière au troisième chapitre de ce mémoire, puisque c’est sur ces bases que seront présentées et analysées les données recueillies sur le terrain. En conclusion de ce chapitre, comme Martine Segalen paraphrasons Émile Durkheim, qui fut sans doute le premier à remarquer que le rite renvoie toujours au sacré, et qui propose une interprétation ayant l’avantage d’insister sur la dimension sociale du rite :

Ce qui est essentiel, c’est que des individus soient réunis, que des sentiments communs soient ressentis et qu’ils s’expriment en actes communs. Tout nous ramène donc à la même idée : c’est que les rites sont, avant tout, les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement (26).


7 Louis-Vincent Thomas, Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1980, p. 14.
8 Jean-François Malherbe, « Sens et savoir dans la décision clinique. La question des critères de la mort », Laval théologique et philosophique, vol. 52, no 2, juin 1996, p. 513.
9 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, p. 50.
10 Ariès, Essais, p. 32.
11 Morin, L’homme et la mort, p. 12-13.
12 Pour un excellent bilan des travaux québécois sur la mort, voir l’article d’Éric Volant, « La religion et la mort », dans Guy Ménard et Jean-Marc Larouche, L’étude de la religion au Québec. Bilan et prospective, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 323-342.
13 Serge Gagnon, Mourir hier et aujourd’hui. De la mort chrétienne dans la campagne québécoise au XIXe siècle à la mort technicisée dans la cité sans Dieu, Québec, Presses de l’Université Laval, 1987, p.2.
14 Réal Brisson, La mort au Québec. Dossier exploratoire, Québec, Université Laval, Rapports et mémoires de recherche du Célat, no 12, 1988, p. 3.
15 Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, p. 9.
16 Nicole Belmont, « Arnold Van Gennep (1873-1957) », dans Naître, vivre et mourir, Neufchâtel, Musée d’ethnographie, 1981, p. 26.
17 Victor W. Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
18 Etienne Leclercq, « Du rituel à la théatralité. Une lecture de V.W. Turner », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII, 1992, p. 189.
19 Jean Cazeneuve, « Rites », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1995, corpus 20, p. 64-65.
20 Louis-Vincent Thomas, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985, p. 8.
21 Thomas, Rites de mort, p. 7.
22 Ollivier Hubert, Le rite institutionnalisé. La gestion des rites religieux par l’Église catholique du Québec, 1703-1851, thèse de doctorat en histoire, Université Laval, 1997, p. 2.
23 Claude Rivière, « Structure et contre-structure dans les rites profanes », dans M. Segré, Mythes, rites, symboles dans la société contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 103.
24 Claude Rivière, Les rites profanes, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 78.
25 Zakaria Jéridi, « Les mirages du sacré… le rite et la religiosité revisités », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 100, 1996, p. 161.
26 Segalen, Rites et rituels, p. 14.

CHAPITRE II ~ DOCUMENTER L'EXPOSITION DU DÉFUNT À LÉVIS: UN TERRAIN, UNE MÉTHODE


Puisque toute recherche implique forcément des choix, qu’ils soient théoriques ou méthodologiques, il importe de préciser davantage les méthodes qui ont été privilégiées pour documenter la réalité étudiée, soit le rite de l’exposition du défunt au Québec. L’on pourrait discourir longuement sur les choix que doit poser un chercheur, mais laissons la parole à l’éloquence d’Olivier Schwartz :

Si l’éventail des ressources potentielles d’une enquête est large, cela ne signifie évidemment pas qu’il existe une ethnographie « totale », capable de décliner tous les points de vue possibles. Des choix s’imposent toujours, liés d’abord à la finitude des moyens disponibles, aux possibilités –et surtout aux impossibilités— du contexte. (…) Tous les ethnographes circulent entre la voix et le regard, mais on perçoit bien que d’une enquête à l’autre, ou d’un passage à l’autre d’une même enquête, l’accent se déplace et se répartit inégalement sur l’observation ou sur l’écoute (27) .

Tandis que l’approche historique tente d’effectuer des relations entre les faits de l’histoire à partir de sources écrites, stables, voire immuables, l’ethnologie veut surtout quant à elle sonder les mentalités, les faits tels qu’appréhendés par les acteurs, donc étudier une source d’informations en constante mouvance. Pour ce faire, il est essentiel de donner la parole à ces acteurs du quotidien, de l’apparente banalité, afin de connaître leurs perceptions, en particulier ici sur l’exposition du défunt. Il est apparu essentiel d’adopter une façon de faire propre à tenir compte des inévitables écueils que l’on rencontre forcément en voulant étudier sa propre société, quand on persiste à faire du terrain dans sa propre tribu. Donc, ce chapitre tentera de cerner les différentes approches en ce qui a trait à la pratique de l’enquête orale, méthode favorisée dans le cadre de cette recherche pour produire une «connaissance livrée de l’intérieur d’un monde social saisi à une échelle microscopique (28)», tel que le suggère l’ethnologue français Gérard Althabe. Par la suite, seront exposés les atouts et les inconvénients de la méthode de l’observation directe, utilisée ici en complément de l’enquête orale, et ce afin de mieux comprendre le mode contemporain de l’exposition du défunt.


2.1 L’enquête orale

Tel que mentionné ci-haut, la méthode de l’enquête orale a été privilégiée, et ce pour documenter à la fois les modes traditionnel et contemporain de l’exposition du cadavre. Seront abordées plus loin les modalités techniques de l’enquête, mais examinons d’abord les concepts méthodologiques ayant guidé l’ensemble de la démarche. Dans son ouvrage Les récits de vie, perspective ethnosociologique, paru en 1997, le sociologue français Daniel Bertaux propose une synthèse de ses nombreux travaux au sujet des récits de vie. Contrairement à l’usage habituel qui veut que le récit de vie détaille le parcours d’un individu de sa tendre enfance jusqu’au moment de la collecte du dit récit, la perspective proposée par Bertaux cherche plutôt à documenter un sujet précis, à extraire la spécificité de la globalité :

Cette perspective [ethnosociologique] est résolument objectiviste, au sens où son but n’est pas de saisir de l’intérieur les schèmes de représentation ou le système de valeurs d’une personne isolée, ni même ceux d’un groupe social, mais d’étudier un fragment particulier de réalité sociale-historique, un objet social; de comprendre comment il fonctionne et comment il se transforme, en mettant l’accent sur les configurations de rapports sociaux, les mécanismes, les processus, les logiques d’action qui le caractérisent (29).

La collecte et l’analyse de récits de pratique, ce sur quoi se concentre en fait Bertaux, permet de mieux situer les contextes sociaux au sein desquels évoluent les acteurs concernés. Selon l’auteur, chaque fois qu’un individu (ou plusieurs) dépeint une partie de son expérience personnelle sous une forme narrative, nous sommes en présence de récit de vie. L’intérêt premier de cette perspective réside donc en une conception originale du récit de vie : recueillir un ensemble de témoignages sur un phénomène précis, afin de les comparer, d’«écarter ce qui relève de colorations rétrospectives et d’isoler un noyau commun aux expériences, celui qui correspond à leur dimension sociale, que l’on cherche précisément à saisir (30)». Il ne faut toutefois pas négliger de souligner que la théorie de Bertaux est élaborée sous un angle sociologique, et veut avant tout «atteindre, par construction progressive, une représentation sociologique des composantes sociales collectives (31)» de la situation à l’étude. Or, élaborer un schéma général des opinions et perceptions à propos du rite de l’exposition du défunt au Québec n’est pas le but ultime de cette recherche : celle-ci tente plutôt de comprendre la mutation d’un phénomène rituel, de mettre en relief ses éléments constitutifs, et la méthode de l’entretien compréhensif proposée par l’ethnologue français Jean-Claude Kaufmann est apparue à cet égard des plus pertinentes.

Si L’entretien compréhensif, paru en 1996, est en quelque sorte un plaidoyer pour la reconnaissance de l’approche compréhensive dans les sciences sociales, il fait surtout le bilan de nombreuses années de pratique de l’enquête orale et est le fruit d’une solide réflexion. À l’instar de Pierre Bourdieu, qui favorise le «bonheur d’expression» des informateurs, Kaufmann préconise une approche interactive, où «l’enquêteur s’engage activement dans les questions, pour provoquer l’engagement de l’enquêté… (32)». À une autre échelle, l’ethnologue québécoise Martine Roberge remarque de même que l’informateur sera beaucoup plus enclin à se livrer si l’enquêteur est «réceptif, attentif et intéressé (33)». Dans une perspective nettement plus pratique, et surtout dans un contexte québécois, l’auteure a publié en 1991 un ouvrage essentiel pour qui entreprend d’utiliser l’enquête orale comme outil de documentation. Conçu dans un cadre gouvernemental (Ministère de la Culture du Québec), le Guide d’enquête orale s’adresse autant aux ethnologues qu’à la population en général et offre, en plus d’un volet théorique bien construit, des outils appropriés pour la pratique du terrain, de la collecte des données à leur mise en forme. Les expériences illustrant le propos du document sont issues d’une intervention gouvernementale visant surtout à mettre en valeur le patrimoine immobilier et artisanal du Québec, laissant quelque peu de côté le patrimoine dit «immatériel», dans lequel s’inscrit plutôt l’objet de cette recherche. En effet, la démarche auprès des informateurs visait à considérer leurs souvenirs de l’exposition traditionnelle et leur perception de l’exposition contemporaine du défunt, et je pense comme Alain Blanchet et Anne Gotman que :

L’enquête par entretien est ainsi particulièrement pertinente lorsque l’on veut analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux événements dont ils ont pu être les témoins actifs (…). Elle aura pour spécificité de rapporter les idées à l’expérience du sujet (34).


2.2 L’observation directe

En complément de l’enquête orale, il a semblé indispensable d’observer le déroulement contemporain du rite étudié. L’observation participante n’était pas mon dessein en ce qui concerne l’exposition du défunt, puisque je voulais simplement observer la situation en m’impliquant le moins possible, question de ne pas trop influencer le déroulement du rite, bien qu’il soit à toute fin pratique impossible d’aspirer à la neutralité, à l’invisibilité sociale, comme l’explique O. Schwartz :

Il n’y a pas d’observation neutre, pur regard qui laisserait inchangés les phénomènes sur lesquels il porte. L’observateur est aussi acteur. Quels que soient les relais par lesquels il s’introduit, il suscite chez les enquêtés une série de réactions qui vont imprégner la nature des matériaux qu’il obtient. Ce qui lui est dit, ce qui lui est donné à voir n’est jamais dissociable des caractéristiques spécifiques de la situation d’enquête (35).

J’ai donc opté pour la méthode dite de l’observation directe, tenant compte entre autres des remarques de la sociologue québécoise Anne Laperrière. Dans son texte «L’observation directe (36)», l’auteure, très fortement inspirée des travaux de l’américain James Spradley (37), insiste sur les aspects pratiques de l’observation directe. Elle propose un schéma des «critères théoriques de sélection de situations pour observation», ce que Kaufmann nomme aussi le cadrage d’une recherche. Ces critères sont principalement de trois ordres : pertinence, clarté et récurrence. D’une part, la situation d’observation choisie doit être pertinente dans le cadre de la recherche qui la motive. Autrement dit, il n’est pas fécond d’observer pour observer, pour la forme et parce qu’on s’y sent obligé. D’autre part, il est impératif de délimiter une situation d’observation claire, tant au niveau de l’espace physique que de l’espace social, et ce afin d’éviter toute ambiguïté :

Si le découpage d’une situation d’étude ne peut jamais être absolu, il n’en doit pas moins circonscrire un ensemble de lieux, d’événements et de personnes groupées autour d’une action ou d’un objectif communs et clairement indiqués (38).

Il semble que mon projet satisfasse à ces exigences : les salons funéraires en tant qu’ensemble de lieux; l’exposition du défunt en tant qu’événement et les gens présents lors de l’exposition en tant que «personnes groupées autour d’une action». Enfin, la situation à observer doit idéalement être récurrente, de manière à en favoriser un examen approfondi, ce qui est également le cas de l’exposition du cadavre. À ces critères Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier ajoutent que la situation choisie doit être aisément accessible :

Poser la question de l’adéquation entre la méthode de l’observation directe et certains objets de recherche conduit à noter qu’on ne peut observer directement qu’une situation limitée, une unité de lieux et d’actes significative par rapport à l’objet de recherche, facile d’accès à un regard extérieur et autorisant une présence prolongée (39).

Dans le cas de l’exposition du défunt, un dilemme particulier se posait : agir incognito ou à découvert ? Le salon funéraire est certes un endroit public au sens où quiconque est théoriquement libre d’y circuler durant les heures d’ouverture, mais bien sûr, toute personne ne se présente pas à l’exposition de n’importe quel cadavre. Agir incognito m’a, instinctivement, semblé inconvenant, tant au plan personnel que par rapport à la nature même du phénomène observé; agir à découvert me convenait davantage, mais cela signifiait devoir informer la famille de ma présence et surtout du but de celle-ci. Mais comment faire ? En collaborant avec une entreprise funéraire en particulier, il devenait plus aisé de m’intégrer à ce milieu, suffisamment à tout le moins pour obtenir des familles concernées la permission d’être présente. J’ai donc choisi, comme le préconisent Arborio et Fournier, «un rôle social à occuper dans la situation à observer (40)», c’est-à-dire celui de stagiaire. Je reviendrai d’ailleurs plus loin dans ce chapitre tant sur les modalités de ces séances d’observation directe que sur le déroulement de l’enquête orale proprement dite. Enfin, bien que Laperrière élabore peu sur les critères de validité des données, elle signale d’abord que l’ethnocentrisme constitue un piège considérable, qu’il est possible cependant de minimiser en adoptant une démarche transparente et rigoureuse. Outre la «consistance interne» et «l’exhaustivité» de la théorie, Laperrière inscrit le phénomène de saturation, tout comme Kaufmann, Arborio, Fournier et nombre de chercheurs, comme un élément essentiel de la validité des sources. La saturation des données peut se définir comme le «phénomène qui apparaît au bout d’un certain temps dans la recherche qualitative lorsque les données que l’on recueille ne sont plus nouvelles (41)». Toutefois, je ne prétends pas à la saturation avec le nombre relativement peu élevé d’entrevues et d’observations effectuées, le cadre nécessairement restreint d’un mémoire de maîtrise obligeant.


2.3 Lévis, terrain d’enquête

Avantageusement située en bordure du fleuve Saint-Laurent, juste en face de Québec, la paroisse Notre-Dame-de-la-Victoire, établie en 1851, devient officiellement la ville de Lévis en 1861, et est ainsi nommée en l’honneur du chevalier de Lévis, second du marquis de Montcalm qui s’illustra lors de la bataille de Sainte-Foy en 1760. Bien avant la vague actuelle des fusions municipales, Lévis s’est annexé à la fin des années 1980 quelques paroisses et villes voisines, et au moment de l’enquête, en l’an 2000, comptait 40 407 habitants, répartis sur un territoire couvrant 45 kilomètres carrés.

En tout, dix Lévisiennes et Lévisiens auront été rencontrés, âgés de 67 à 94 ans, et ils ont été recrutés de la meilleure façon qui soit dans ce genre de situation, c’est-à-dire par le bouche à oreille. L’une de mes informatrices m’est connue depuis fort longtemps, et c’est par son entremise que j’ai en quelque sorte été introduite au groupe de personnes âgées qu’elle fréquente, et qui se rencontre plusieurs fois par semaine dans un établissement public appelé La Maison des aînés de Lévis. Donc, cinq informateurs ont été rencontrés individuellement, deux en couple, tandis que les trois autres ont participé à une entrevue de groupe. Il s’agit là de trois personnes se connaissant depuis plusieurs années, et qui ont accepté de participer à la recherche à la condition de pouvoir le faire ensemble, afin de favoriser la «remontée des souvenirs» (Marthe). Il s’agissait autrement dit d’encourager la parole par le processus de discussion et de remémoration de souvenirs communs. Dans ce cas, et bien que le plan d’enquête ait été fort utile, l’entretien se rapproche davantage de la discussion dirigée que de l’entrevue strictement contrôlée (ce qui n’a d’ailleurs jamais été mon but), l’enquêteure devant ici tenir le rôle de gestionnaire de la parole. J’ai favorisé une approche plus axée sur le dialogue, et conséquemment adopté un schéma d’entrevue de type semi-dirigé, dans le sens défini par Diane Vincent :

Elle [l’entrevue semi-dirigée] consiste en une entrevue faite à partir d’un questionnaire ouvert couvrant un domaine précis de recherche. Souvent, le questionnaire ne fait mention que des thèmes à aborder et c’est l’enquêteur qui, à chaud, élabore dans leur forme définitive les questions et sous-questions pertinentes. Le rôle de l’enquêteur est déterminant puisqu’il doit saisir au passage les pistes que l’informateur lui donne tout en respectant l’entité des thèmes imposés par le questionnaire (42) .

Ce plan, que l’on retrouve à l’annexe A, a été construit selon un mode diachronique, c’est-à-dire du point de vue de l’évolution du phénomène, débutant par l’exposition traditionnelle pour terminer avec l’exposition contemporaine, la portion traditionnelle ne s’appliquant évidemment qu’aux informateurs ayant vécu et se souvenant assez nettement de l’exposition du défunt à la maison. Parmi mes informateurs, un embaumeur à la retraite (Hugues), qui a commencé à pratiquer ce métier à la fin des années 40 en tant qu’apprenti d’un embaumeur établi, à l’époque même où l’usage des salons funéraires se généralisait à Lévis. Témoin privilégié de cette mutation, Hugues se souvient très clairement de toutes les étapes de l’exposition à la maison, puisqu’à Lévis cette pratique a eu cours jusque dans les années 60 au moins, et il a même le souvenir d’une dame qui a exigé d’être exposée dans sa maison, en 1973. Tel que mentionné en introduction, les données issues de l’enquête orale seront tout au long du texte citées en italique, suivies entre parenthèses du prénom de l’informateur, fictif, comme il a déjà été dit, puisque l’anonymat a été garanti tant aux informateurs qu’aux familles ayant accepté ma présence au salon funéraire lors de l’exposition de l’un des leurs. Comme pour le cas des observations directes d’exposition du défunt, chaque nom a été changé, ne conservant que les initiales originales.

Lévis compte quelques entreprises de pompes funèbres, et les Salons funéraires Claude Marcoux Inc. ont été retenus pour deux raisons. D’une part, les dirigeants rencontrés lors des démarches préliminaires (le propriétaire et sa fille, tous deux thanatologues) ont été enthousiasmés par mon projet, et m’ont assuré de toute leur collaboration. D’autre part, l’entreprise possède sept salons funéraires (dont deux situés sur le territoire même de Lévis, un à Saint-Romuald, un à Saint-Jean-Chrysostome et enfin un dernier à Saint-Nicolas, villes voisines qui font d’ailleurs partie du territoire officiel de Lévis depuis janvier 2002), nombre suffisant de salons, donc, ce qui augmentait sensiblement les possibilités de séance d’observation directe dans un assez court laps de temps. Des neuf observations effectuées, l’âge des défunts exposés variait entre 52 et 98 ans, outre un jeune homme de 20 ans, et chacune s’est déroulée de manière assez semblable. D’abord, j’étais préalablement informée des expositions à venir par l’un des deux thanatologues de l’entreprise, dans un délai d’environ deux jours. Ensuite, à mon arrivée au salon funéraire, la plupart du temps au tout début de la période d’exposition, je visitais rapidement l’ensemble du salon afin de noter d’éventuelles particularités (par exemple au niveau de la décoration). L’hôtesse se chargeait par la suite de m’introduire auprès de la famille, la plupart du temps au plus proche membre survivant, me présentant en tant que «stagiaire venue observer comment ça se passe». Je disposais ensuite de l’heure suivante, parfois un peu plus, à observer le déroulement des choses en compagnie de l’hôtesse. S’il m’est arrivé de noter rapidement (et discrètement) certains détails sur place, comme par exemple le contenu d’une conversation, le gros de la prise de notes se faisait dans ma voiture, immédiatement à la sortie du salon, question de profiter le plus possible de la fraîcheur des souvenirs.


27 Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface à l’édition française de Nels Anderson, Le Hobo, Paris, Nathan, 1993, p. 268.
28 Gérard Althabe, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, 14, mars 1990, p. 126.
29 Daniel Bertaux, Les récits de vie. Perspective ethnosociologique, Paris, Nathan, 1997, 128 pages, p. 7.
30 Bertaux, Les récits, p. 37.
31 Bertaux, Les récits, p. 33.
32 Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996, 126 pages, p. 17.
33 Martine Roberge, Guide d’enquête orale, Québec, Publications du Québec, 1991, p. 73.
34 Alain Blanchet et Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, 1992, p. 27.
35 Schwartz, « L’empirisme irréductible », p.271-272.
36 Anne Laperrière, « L’observation directe », B. Gauthier, Recherche sociale. De la problématique à la collecte de données, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1992. pp. 251-272.
37 James Spradley, Participant observation, New York, Holt, Rinheart and Winston, 1980, 195 pages.
38 Anne Laperrière, « L’observation directe », p.256.
39 Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier, L’enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, Nathan, 1999, p. 32.
40 Arborio et Fournier, L’enquête, p. 27.
41 Alex Muchielli, Les méthodes qualitatives, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 114.
42 Diane Vincent, « Comment mener une enquête auprès d’informateurs », dans Le coffre à outils du chercheur débutant. Guide d’initiation au travail intellectuel, sous la direction de Jocelyn Létourneau, Toronto, Oxford University Press, 1989, 227 pages, p.152.

CHAPITRE III ~ POUR UNE ANALYSE STRUCTURELLE DU RITE DE L'EXPOSITION DU DÉFUNT: LE MODÈLE DE CLAUDE RIVIÈRE


3.1 Présentation de la grille d’analyse

Tel qu’abordé au premier chapitre, le modèle structurel élaboré par Claude Rivière révélera ici une part de sa richesse et son potentiel d’analyse. Plus précisément, les cinq structures du modèle seront reprises une à la fois et illustrées par les propos des informateurs recueillis sur le terrain, en débutant par l’exposition traditionnelle pour ensuite présenter le mode contemporain. Pour chaque structure seront comparés les modes d’exposition du cadavre, question de constater les éventuelles ruptures et la continuité de cette forme d’expression rituelle. Puisqu’un outil est, par définition, «un objet fabriqué qui sert à agir sur la matière, à faire un travail (43)», la structure même de la grille de Rivière a été quelque peu adaptée au contexte. En effet, il est un aspect que Rivière n’élabore guère avec cette théorie : l’espace. Or, cet aspect du rite ici étudié semble suffisamment significatif pour justifier une structure de l’espace proprement dite, en plus des structures d’actions séquentielles, de rôles théâtralisés, des moyens, et des communications. La structure des valeurs et des finalités, quant à elle, est illustrée à la section 3.4 du mémoire.

Reprenons un peu plus longuement chacune de ces structures. D’abord, la structure temporelle de l’action se définit par l’enchaînement des actions que posent des individus qui se retrouvent en situation de conflit émotionnel, lequel peut être déclenché par un événement traumatisant, comme la mort d’un membre de la communauté dans le cas présent. Chacune de ces actions devient, selon Rivière, un «épisode homogène (44)» qui lorsque rattaché à d’autres épisodes devient l’ensemble du rite. La totalité du rite peut se découper en sous-unités, qui deviennent des «rites élémentaires (45)», ceux-ci pouvant se fragmenter ensuite en ce que le sociologue nomme des ritèmes. Par exemple, dans le cas qui nous intéresse ici, l’ensemble de la période d’exposition contemporaine peut être envisagée comme étant le rite total, le rite élémentaire pouvant être illustré par la constante de la présentification du cadavre dans un cercueil, et finalement le type de cercueil choisi pouvant faire figure de ritème.

La structure des rôles, quant à elle, veut expliciter les différentes états qu’occupent les acteurs dans le déroulement du rite et leurs «conduites stéréotypées (46)», bref les situations où les acteurs sociaux jouent leur rôle dans une conjoncture rituelle donnée. Toutes ces conduites et ces manières d’être se trouvent en quelque sorte mises en scène dans ce que Rivière nomme un drame institué.

La structure des valeurs et des finalités est définie par l’auteur comme «le faisceau de ces valeurs décisives, reliées les unes aux autres, assemblées non fortuitement, relativement hiérarchisées, [qui] constitue la structure idéologique qui sert de modèle commémoratif (…) pour le rite (47)». Il s’agit en fait de faire sens et d’atteindre par le rite une «satisfaction symbolique» à cette perte, ce vide provoqué par l’absence subite d’un membre de la communauté.

Donc, afin d’atteindre une certaine forme d’efficacité sociale, la structure des moyens regroupe divers éléments mis en place plus ou moins consciemment, «afin d’entrer en contact avec le numineux (48) ou d’acquérir paix et certitude (49)». Rivière identifie entre autres comme moyens potentiels le lieu sanctuarisé, qui circonscrit le déroulement du rite à un lieu particulier où se déroule l’ensemble ou une partie du rite; le temps défini, qui lui délimite un temps précis d’une part pour l’emplacement du rite dans l’horaire de la collectivité et d’autre part pour la durée de l’ensemble du rite lui-même; les objets, moyens très concrets devant soutenir l’évolution du rite; finalement, les gestes, paroles et attitudes ponctuant les diverses étapes rituelles. Les paroles sont envisagées ici dans le sens de «prière, chant, slogan, discours (50)», et ne sont pas incluses à proprement parler par Rivière dans la structure des communications. Celle-ci illustre plutôt le flux des paroles circulant entre les émetteurs et les récepteurs, la «transmission de messages chargés d’une efficacité mystique (51)». Rivière ajoute encore que ces messages prennent place au sein de «systèmes de signification à partir de codes culturellement définis (52)». Voyons maintenant de plus près une manière très concrète d’appliquer cette grille d’analyse, en lui soumettant les données recueillies sur le terrain à propos de l’exposition du défunt. Nous débuterons par la portion traditionnelle, pour ensuite explorer la portion contemporaine, et enfin procéder à l’identification d’éventuelles ruptures et/ou continuité dans l’évolution du rite de l’exposition du défunt au Québec.


43 Selon Le Petit Robert 1994.
44 Rivière, Structure, p. 104.
45 Rivière, Structure, p. 104.
46 Rivière, Structure, p. 106.
47 Rivière, Structure, p. 108.
48 À propos de la notion de numineux, citons Rudolf Otto : Le sentiment de l’état de créature n’est au contraire qu’un élément subjectif concomitant, un effet; il est pour ainsi dire l’ombre d’un autre sentiment, celui de « l’effroi », qui, sans aucun doute, se rapporte d’emblée et directement à un objet existant en dehors du moi. Cet objet, c’est précisément l’objet numineux. Ce n’est que là où l’on éprouve la présence du numen, comme dans le cas d’Abraham, où l’on ressent quelque chose de caractère numineux, où l’âme se tourne d’elle-même vers cet objet, en d’autres termes, ce n’est que par l’effet d’une application de la catégorie du numineux à un objet réel ou présumé, que peut surgir, comme réaction dans la conscience, le sentiment de l’état de créature. Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot et Rivages, 1995 (1949), 234 pages, p. 25.
49 Rivière, Structure, p. 110.
50 Rivière, Structure, p. 110.
51 Rivière, Structure, p. 111.
52 Rivière, Les rites profanes, p. 50.

3.2 ~ LE MODE TRADITIONNEL D'EXPOSITION DU CADAVRE


3.2.1 Les actions séquentielles

Traditionnellement, comme le remarque Irène Béliveau dans son autobiographie, les gens mouraient rarement ailleurs qu’à la maison, sauf évidemment dans le cas d’accident ou de mort subite : «À cette époque, les gens passaient de vie à trépas dans leur propre lit; on n’allait pas à l’hôpital pour mourir (53 )». Pour constater le décès, on faisait appel au médecin, quand il était présent, et il semble que le moyen efficace d’être certain de la mort était de placer un miroir sous le nez ou près de la bouche de la personne, selon le témoignage déjà cité :

Dans le temps, ils cherchaient le pouls… la meilleure chose, là, ils leur mettaient un miroir [l’informatrice désigne du doigt le dessous de son nez] pour voir si ça allait faire de la buée… les plus curieux, là, ils pesaient sur le ventre pour voir si ça ferait quelque chose, ça je l’ai jamais fait mais c’est des choses que j’ai entendu dire… (Marthe).

Cette intuition de la mort ressentie par les proches se voit donc ainsi confirmée par l’entremise de ces divers moyens qui, si élémentaires puissent-ils paraître, étaient pourtant les seuls dont ils disposaient. Une fois le décès confirmé, s’enclenchait alors tout un processus visant à informer la famille élargie et la communauté de la disparition d’un de ses membres. Réal Brisson a très bien énoncé la réaction sociale autrefois provoquée par la mort d’un membre du groupe :

En milieu rural (et jusqu’à une époque encore récente dans les paroisses urbaines), parents et voisins s’engagent dès le début du processus funéraire mis en branle par l’annonce d’un décès. La première tâche consiste à faire la toilette du défunt. S’il doit y avoir embaumement, on fait appel au spécialiste du village, le croque-mort en l’occurrence, ou à un membre de la famille qui est chargé de la préparation du cadavre pour son exposition « sur les planches », c’est-à-dire sur un chevalet recouvert d’un drap blanc et placé dans le salon du logis (54).

Bien que l’annonce formelle du décès se faisait à l’église le dimanche suivant, où le prêtre était officiellement chargé d’annoncer à ses paroissiens la disparition d’un des leurs (55) ainsi que la date de la tenue des funérailles, il va sans dire que, comme le remarque très justement une informatrice, «dans une paroisse, les nouvelles se communiquent assez vite, hein !» (Simone). Marthe précise :

Moi, je me rappelle en 43, j’ai perdu un frère, j’étais toute jeune… mon père était allé à l’église pour l’annoncer… on sonnait les cloches, y’étaient toutte organisés, mais je me rappelle d’une chose, c’est que quand on annonçait le décès le dimanche matin à la messe, c’était à la grande messe, la famille ne devait pas être présente à l’église quand on annonçait le décès d’un membre… (Marthe).

Force est donc de constater que ce moment était apparemment vécu difficilement par les proches, et c’est probablement la raison pour laquelle ils étaient absents lors de l’annonce officielle à l’église : «Y’avait trop d’émotions pis ils retenaient ça… parce que moi quand papa est mort en 32, maman est pas allée à l’église…» (Rolande). Précisons cependant que l’annonce du décès s’effectuait parallèlement aux nombreuses mesures mises en place tant pour la préparation de l’exposition du cadavre que pour la réception des visiteurs venus lui rendre un dernier hommage. Observons maintenant de plus près ces mesures.

À la lumière des informations obtenues, il est possible de distinguer deux différentes façons de faire quant à la préparation du cadavre pour l’exposition , l’une n’impliquant pas l’intervention d’un spécialiste et l’autre où le cadavre était confié aux mains d’un embaumeur. Dans le premier cas, le corps était confié aux mains d’une ou plusieurs femmes, la plupart du temps des voisines :

Ils les embaumaient pas dans ce temps-là… chez nous, à ce moment-là, des personnes embaumées par un embaumeur, tu n’en voyais pas, y n’en venaient pas, comprenez-vous… à part ça y’avait pas d’entrepreneur pour le service non plus, tout se faisait… ça c’est aux alentours de 1928, y’a coulé de l’eau dans la rivière depuis ce temps-là hein! [rires] Et pis ensuite, les femmes, c’est eux autres qui faisaient l’embaumement, les femmes voisines assez souvent, elles faisaient la toilette pis l’embaumement y’en avait pas, mais elles préparaient le défunt pour le mettre dans sa tombe… (Simone).

On le voit donc, ici, il n’y avait pas d’intervention «interne» sur le cadavre, celui-ci conservait toute son intégrité, si l’on peut dire. Il s’agissait de le laver sommairement, de le coiffer et de le vêtir, bref le rendre le plus présentable possible pour l’exposition. Dans le deuxième cas, il y avait intervention d’une entreprise de pompes funèbres, qui pouvait soit préparer le cadavre directement sur les lieux du décès, soit le transporter dans ses locaux pour ensuite le ramener à la maison en vue de l’exposition. Dans le premier cas, il semble que l’opération suscitait quelques interrogations :

Mon frère a été embaumé chez nous [1943, sur la Côte-de-Beaupré], je me souviens de ça… j’ai trouvé ça épouvantable! Je le voyais aller aux toilettes avec des bassins pis revenir… c’est toujours resté dans ma tête, c’est quoi qu’y faisait là ? (Marthe).

On peut comprendre la peur que pouvait éventuellement inspirer la manipulation du cadavre, relatée ici par un embaumeur :

Le mort, naturellement, il était dans une chambre à coucher… on avait une table pliante, c’était plié en deux, ça, comme une valise, là… ça faisait une table, on mettait le mort dessus, pis là on l’embaumait… c’est un produit chimique, ça gèle les chairs, faut savoir comment travailler avec… le sang c’était des pots en verre, ça y’avait un couvert dessus, le sang coulait dans ça… j’avais une casserole en stainless, là, je lui embarquait les épaules dans ça, pour le saigner, pis le sang coulait là-dedans, pis ça coulait dans les pots, avec des hoses, on avait des coffres, on amenait ça au bureau [locaux de l’entreprise de pompes funèbres] pis on jetait ça, nous autres ça allait dans les égouts… fallait enlever ce qui était brisé, pis refaire ça en neuf, si c’était une joue, un œil, les lèvres… on mettait, le temps qu’on faisait l’embaumage, on mettait une crème de base, une crème blanche, pis quand on avait fini de l’embaumer, pour mettre les cosmétiques, on essuyait un peu le corps, là… on avait des couleurs pour maquiller le corps, on mettait du rouge à lèvres… (Hugues).

Quand le corps était sorti de la maison pour l’embaumement, c’était aussi l’entrepreneur de pompes funèbres qui s’occupait de gérer le déplacement du cadavre tant à l’aller qu’au retour des locaux de l’entreprise, comme le raconte une informatrice à propos de la mort de son grand-père en 1944 :

Ce que je me souviens, c’est que lorsque l’entrepreneur des pompes funèbres est entré dans la chambre… je peux pas savoir comment ça se fait que j’étais là, en tout cas, fallait que je sois là pour vous raconter ça aujourd’hui, hein ! [rires] Là je me souviens très bien que l’entrepreneur des pompes funèbres est arrivé, ils l’avait enveloppé dans un drap, et puis il l’avait mis dans un grand panier de jonc, ça je me souviendrai de ça, ça m’avait frappé, alors ils sont partis avec… (Francine).

Ainsi, nous constatons que le cadavre n’était jamais exposé sans un minimum de soins, que ceux-ci soient prodigués par une voisine ou par un embaumeur.

Dans le Québec traditionnel, l’exposition du cadavre avait lieu dans la maison même où résidait le défunt de son vivant, et durait en moyenne trois jours (pas plus d’une journée cependant pour les jeunes enfants), tel qu’en témoignent quelques informateurs :

On les gardait deux à trois jours dans la maison, jour et nuit, là… les nuits dans l’temps, c’est nous autres qui les gardaient… (Simone).

Pis là ça veillait, hein, deux trois jours, la nuit… tout le monde se ramassait là, y priaient pour… avec le corps, la famille, deux nuittes pis trois jours… (Hugues).

Deux jours exposé… ah c’était la mode, je sais pas… parce que trois jours pas embaumé, deux jours pas embaumé, ça fait déjà beaucoup… (Julienne).

Notons que les informateurs insistent tous sur le fait que le cadavre n’était jamais laissé seul, et lorsque la nuit arrivait, il semble que l’ambiance changeait quelque peu de nature. L’atmosphère devenait en quelque sorte moins lourde, ce que certains évoquent, non sans un certain malaise, sans trop donner de détails :

La nuitte tout le monde parlait, y’a ben des affaires qui se faisaient… rien que dans le salon où était le mort que c’était tranquille, après ça les autres… dans cuisine, dans les autres appartements… (Hugues).

Y’avait une affaire, la nuit, quand c’était des jeunesses, ça se contait des histoires ma fille, pis ça riait plus que… mais la plupart du temps le mari était allé se coucher pour voir le monde qui venait dans le jour, tu comprends… mais c’était rien qu’entre jeunes, la peine était moins profonde, ça se contait des histoires, pis ça j’en ai entendu parler, pis pas rien qu’à une place ! (Thérèse).

Ceci dit, si tous les informateurs soulignent que le défunt n’était jamais laissé seul la nuit, il semble toutefois qu’il n’était pas veillé exclusivement par ses parents et amis. En effet, Simone relate un fait particulièrement intéressant :

Dans les villes, ce qui se faisait, j’avais une sœur qui travaillait justement ici, à Lévis, et puis où elle travaillait, le monsieur était décédé, alors pour la nuit, eux autres, ils engageaient des religieuses, pour garder la nuit, c’était bien hein… vers huit heures, neuf heures, le soir, les religieuses venaient, pis ça allait jusqu’au matin, les religieuses gardaient, deux religieuses qui gardaient le défunt… (Simone).

Tel qu’illustré précédemment, la structure des actions séquentielles est donc composée de trois étapes distinctes, soit le constat du décès, l’annonce à la famille et à la communauté ainsi que l’exposition du cadavre. Il va sans dire que lors de chacune de ces étapes, la contribution de bon nombre d’acteurs était mise à profit.


3.2.2 Les rôles théâtralisés

Parmi la diversité des rôles qu’il est possible de déceler dans le déroulement du rite de l’exposition du défunt, il en est quatre qui retiennent davantage l’attention : le cadavre, la famille immédiate du défunt, l’embaumeur ainsi que les visiteurs. Le cadavre, d’abord, est évidemment celui par qui tout arrive, si l’on peut s’exprimer ainsi. En effet, il est le point zéro de ce rite, et c’est autour de lui que tous se rassemblent ultimement. Comme le remarque L.-V. Thomas :

Le corps du mort est implicitement assimilé au support de la personne qui survit quelque part, ne serait-ce que dans la mémoire des survivants. C’est précisément la fonction du rite que de substituer symboliquement le corps au cadavre, l’être à la chose (56).

C’est à la famille immédiate qu’incombe la plus grande part de responsabilité dans le déroulement du rite traditionnel. En effet, non seulement elle doit parfois s’assurer de la préparation du cadavre elle-même, ou encore faire appel à des voisines ou un embaumeur; elle doit aussi veiller à la disposition des lieux de manière à créer un environnement propice à l’accueil des visiteurs venus témoigner de leur respect au défunt et offrir sympathies et condoléances à la famille.

Les divers préparatifs relatifs à l’accueil des visiteurs étaient semble-t-il principalement assumés par les femmes, les hommes ayant surtout pour tâche de veiller le cadavre la nuit. En plus de parfois préparer le cadavre, les femmes devaient aussi voir à la bonne marche de la maisonnée, préparant les repas, s’occupant des enfants, en plus d’avoir à combler les besoins ponctuels des visiteurs. La remarque de Francine en est d’ailleurs on ne peut plus évocatrice :

Les femmes avaient de l’ouvrage… parce qu’elles faisaient à manger puis elles recevaient tout le monde… Probablement, aussi que y’avait d’autres gens qui apportaient de la nourriture… ça je me souviens pas… mais je voyais ma tante qui était occupée… de temps en temps, elle allait faire un petit tour voir mon grand-père, mais elle revenait et ça été trois jours de temps… (Francine).

Hugues renchérit : Ça mangeait tout le temps, à minuit, pis le matin pour déjeuner, y’avait tous les repas, les femmes, y’arrêtaient pas !

Quant à l’embaumeur, remarquons d’emblée que le terme «croque-mort» n’est pas utilisé par les informateurs pour le désigner, qui lui préfèrent la plupart du temps le terme «entrepreneur». À l’époque traditionnelle, le métier d’embaumeur en était à ses balbutiements, et devenait embaumeur celui qui avait été suffisamment longtemps apprenti d’un confrère plus expérimenté. Ce n’est que dans les années 50 qu’à Lévis l’on retrouve des embaumeurs formés dans une école spécialisée. À cette époque, l’une des tâches de l’embaumeur, outre celle de la préparation du cadavre et de son transport si nécessaire, consistait à approvisionner la famille en éléments décoratifs devant souligner le décès d’un de ses membres, comme le soulignent deux informateurs :

Pis là moi je chargeais toutes les décorations dans la voiture, pis le cercueil, pis toutte ce qu’ils voulaient avoir, là, pis là on s’en allait à la maison. (Hugues).

L’entrepreneur y’apportait toutte… les tréteaux, toutte ça, c’était lui qui amenait ça... (Julienne).

Une fois le défunt préparé et le décor mis en place, commençaient à affluer les visiteurs. Au nombre de ceux-ci, il est possible d’effectuer certaines distinctions. D’une part, il y avait la famille élargie, et puis les voisins et amis, et d’autre part les représentants des diverses institutions locales. Parmi ces représentants, il est possible de dénoter, entre autres, la présence du prêtre et du bedeau de la paroisse, du médecin, du notaire, du maire ou encore de religieuses. De plus, si la communauté comptait parmi elle des membres de diverses organisations sociales, celles-ci se faisait un devoir de déléguer une partie de leurs effectifs pour les représenter à l’exposition d’un défunt, comme le remarque Thérèse :

Les sœurs, oui, quand y’en avait dans la famille… le prêtre venait toujours dire un chapelet… dans ce temps-là, y’avait la Ligue du Sacré-Cœur, y’avait les dames de Sainte-Anne, la congrégation venait un soir dire un chapelet pour ça… (Thérèse).

On le voit, donc, la communauté entière était à l’époque traditionnelle mobilisée par le décès d’un de ses membres, et aller visiter la famille affligée était considéré comme une obligation, parce que «dans les paroisses, là, dans ce temps-là, ça se connaissait toutte, tout le monde de la paroisse se faisait un devoir d’aller voir…» (Andrée).


3.2.3 La structure des moyens

La mise en œuvre du rite de l’exposition du cadavre s’exprime par un certain nombre de moyens symboliques et réels, tels que définis par Rivière : lieu sanctuarisé, temps défini, objets divers, gestes et attitudes, sont autant de moyens de participer à l’efficacité du rite. D’abord, le salon de la maison privée se voit, entre autres par les décorations et «l’atmosphère de deuil et de respect(57)» qui y règne, transformé momentanément en lieu sanctuarisé. Ce lieu est entièrement consacré au défunt, et c’est là que se déroulent la plupart du temps les prières. En-dehors de ces périodes cependant, les visiteurs ne s’attardent pas outre mesure dans le salon, lui préférant généralement la cuisine :

Là les gens arrivaient, ils saluaient mon grand-père [le défunt, en l’occurrence], lui disaient bonjour et faisaient un prière, pis après ça ils s’en allaient dans la cuisine, ils restaient pas dans le salon… (Francine).

Le temps défini, lui, se limite dans le cas présent à la période proprement dite d’exposition du défunt, allant de deux à trois jours complets, c’est-à-dire jour et nuit. Cela dit, il semble impératif d’inclure les opérations liées à la préparation du cadavre dans ce «temps défini», puisque celles-ci sont préalables à l’exposition du défunt.

Ensuite, au nombre des objets mis à contribution dans le cadre de l’exposition du défunt, remarquons d’abord la couleur. Bien qu’une couleur ne puisse pas en tant que telle être considérée comme un objet, c’est pourtant par ce moyen très réel que s’exprimaient les marques de deuil entourant un décès. Comme le remarque Réal Brisson :

Le noir domine l’ensemble du cérémonial traditionnel de la mort. À la maison comme à l’église, le code vestimentaire approprié de même que le mobilier et les autres éléments du décor funèbre imposent au deuil ses couleurs sombres. Un crêpe noir accroché à la porte principale de la maison signale une mortalité (58).

Ce crêpe, d’ailleurs, semblait inspirer une certaine crainte, aux enfants en particulier, comme le remarque Aurèle :

C’était sinistre ! Le crêpe à la porte, là… un gros crêpe noir là…quand on était en campagne, y’a quelques soirs qu’on sortait pas… pis on passait dans la rue pis y’avait un crêpe noir, on avait assez peur qu’on traversait la rue pour pas passer devant la maison ! (Aurèle).

C’était aussi de noir que devait se vêtir la famille du défunt, pour une période allant de six mois à un an, selon le lien familial entre le survivant et le défunt. Élément de rupture évident sur lequel nous reviendrons plus longuement, cette pratique n’a plus cours aujourd’hui au grand soulagement d’ailleurs d’une informatrice :

Comme porter le deuil un an de temps, le noir, après ça six mois de demi-deuil, en mauve, violet pis le gris… m’a dire comme des fois, moi c’est une affaire que j’étais pas capable, y’en a qui disaient que c’était un sacrifice pour ceux qui étaient partis, mais moi je me dis que ça, là, pantoute… la peine, tu l’exposes pas, t’as ça en-dedans de toi, ça j’étais ben contente quand ça a arrêté, ça, le linge noir... (Thérèse).

Dans le cas de bébés et de jeunes enfants, le blanc était de mise pour tous les éléments impliqués dans le rituel, des vêtements de l’enfant au cercueil et au corbillard :

Mais les bébés et les jeunes, c’était blanc, tout blanc… c’était tout crêpé [le cercueil], avec le dedans blanc… le corbillard aussi était blanc, avec des vitres de chaque côté… (Andrée).

Toujours en matière d’objets présents sur le lieu d’exposition, outre le cercueil qui la plupart du temps était fabriqué par un homme de la paroisse (59), notons la présence d’objets liés au culte catholique tels le prie-Dieu, le chapelet, les cierges, le crucifix, dont la disposition ne semblait pas être laissée au hasard, comme le remarque Andrée:

Quand y’était exposé à la maison, y’avait… y mettaient un grand drap blanc, y mettaient le crucifix au milieu, chaque côté y’avait un cierge, chaque côté de l’exposé… c’était arrangé autour avec des draps blancs… une couronne mortuaire à la porte dehors, aussi… y mettaient un chapelet dans les mains, croisaient les mains avec le chapelet, pis y’avait un prie-Dieu au pied du cercueil… (Andrée).

Finalement, toujours au niveau des objets concrets devant soutenir le déroulement du rite, il faut noter l’importance de la nourriture. Bien qu’il puisse paraître à première vue incongru de considérer la nourriture comme un moyen réel de socialisation relié à l’exposition du défunt, il semble que ce soit pourtant le cas. Comme le remarquent Luce Des Aulniers et Joseph-J. Lévy:

C’est que l’acte de manger et de boire ensemble, à l’occasion de la mort, permet de se relier les uns aux autres, de manière presque communielle, et parfois même autorise la participation à l’excès qui est bien le propre des forces de vie. Manger pour se sustenter, soit, mais manger pour signifier que l’effacement des individus ne saurait menacer la collectivité (60).

L’ingestion de nourriture était à l’époque traditionnelle partie prenante du rituel, si l’on peut dire. En effet, il n’était pas rare qu’une ou plusieurs femmes de la maisonnée s’activent autour du poêle toute la journée, parce que tout ce beau monde devait bien être nourri, et que cette responsabilité incombait à la famille qui recevait la visite de gens venus offrir leurs sympathies. En plus des repas servis aux heures habituelles de la journée, il n’était pas rare, voire de mise, qu’un «lunch» soit servi tant aux visiteurs qui partaient après une longue soirée de veille qu’à ceux qui assureraient la garde pour la nuit, la plupart du temps des hommes : «Pis là à minuit, fallait faire un réveillon, fallait faire à manger !» (Marthe).

D’abord, le monde pouvait partir vers onze heures, là nous autres on s’occupait de mettre… j’me rappelle de ça quand moman est morte [en 1944], on faisait… on appelait ça un lunch, en tout cas, rien de chaud, mais tout de même… (Julienne).

À propos de ce repas tardif, trois des informateurs ont utilisé le terme «réveillon», et l’expression souligne bien l’aspect exceptionnel d’une telle situation :

Outre le repas funéraire qui rendait compte du rite de passage sous un mode plus officiel, on trouvait une coutume qui, pour sa part, n’est pas sans analogie avec les cérémonies non pas seulement liées aux transitions humaines, mais de passages cosmiques et cycliques (comme les cérémonies de la pleine lune) ou saisonniers (solstices, équinoxes) et annuels (Jour de l’An…) : il s’agit du «réveillon» qui était offert aux veilleurs, soit au cours de la soirée, soit sur le coup de minuit. Cette coutume a été observée jusque vers les années 1945-1955 et plus tard, dépendamment des régions (par exemple, en Gaspésie, vers 1965) (61).

Bien qu’une informatrice mentionne avoir «fait cuire un beau saumon (62)» lors de la mort de sa mère en 1944, dans la plupart des familles, ce repas se constituait de sandwiches et de plats froids. Il semble finalement que ce repas tardif attirait son lot de gens venus, en quelque sorte, en «profiter» pour faire un bon repas : «Pis là après ça… la moitié restait pis la moitié partait, après le lunch, une fois qu’y’avaient pris un bon lunch, y pouvait partir…» (Julienne). Une autre informatrice ajoute encore : «Mais y’en a qui faisaient exprès, y mangeaient juste avant de partir, ça se voyait, hein…» (Simone)

Enfin, au registre des «gestes et attitudes» identifiés par Rivière comme moyens réels et/ou symboliques destinés à accroître l’efficacité rituelle, notons la prière. Si seulement une informatrice insiste sur le fait qu’un «chapelet se disait à toutes les heures» (Simone), la plupart d’entre eux remarquent qu’il n’y avait pas d’horaire fixe : «Pis de temps en temps, aux heures, aux deux heures, y disaient une dizaine de chapelets…» (Andrée).

De temps en temps on avait le chapelet, là, les prières d’usage… les gens se mettaient à genoux dans la cuisine, c’est parce qu’il y avait plusieurs personnes et que le salon était petit, ils disaient le chapelet… (Francine).

Quand y voyaient que y’avait du monde, ils disaient un chapelet, il me semble… c’était pas un horaire fixe, j’ai jamais eu connaissance d’un horaire fixe… (Thérèse).

Ainsi, l’aménagement d’une pièce de la maison privée pour exposer le défunt, une période de trois jours et deux nuits d’exposition, divers objets tels cercueil, prie-Dieu ou nourriture et enfin la prière seraient tous autant de moyens symboliques et/ou réels mis à profit pour «entrer en contact avec le numineux ou […] acquérir paix et certitude (63)».


3.2.4 La structure des communications

Si cette structure a pu être très bien documentée pour le mode contemporain d’exposition du défunt suite aux séances d’observation directe, ce n’est pas exactement le cas pour la portion traditionnelle. En effet, si une informatrice remarque que les gens «parlaient des chevaux, des animaux, des foins, parce que c’étaient des cultivateurs…» (Andrée), il n’a pas été possible de noter quelque particularité que ce soit au niveau des communications. Il semblerait que l’on «parlait ben de toutes sortes de choses, mais ça parlait pas de mort…» (Julienne). Serait-il juste de conclure que l’absence de paroles au sujet du mort ou de la mort témoignerait simplement du tabou entourant ces derniers ? Nul ne saurait répondre à cette question; chose certaine, aucun des informateurs n’a cru bon d’élaborer à ce sujet malgré toute la bonne volonté de l’enquêteure, faisant preuve d’une retenue qui ne peut s’expliquer autrement que par une certaine forme de pudeur empêchant de leur part (et de la mienne par la même occasion) l’élaboration de tout commentaire.


3.2.5 La structure de l’espace

Le modèle de Claude Rivière, malgré sa grande richesse, n’aborde pas spécifiquement l’espace en tant que structure. Dans le cas de l’exposition du défunt, la gestion de l’espace semble suffisamment révélatrice pour qu’elle soit considérée à part entière. En effet, le rite de l’exposition du cadavre implique à l’évidence une délimitation de territoire. Ce que l’on pourrait appeler à la limite une sacralisation territoriale s’exprime entre autres par les éléments décoratifs qui entourent immédiatement le mort (tentures noires, lumières tamisées, etc.) et par le silence que l’on observe habituellement autour de lui, tant aux époques traditionnelle que contemporaine.

Si l’un des informateurs remarque que le cercueil était «contre le mur», que «le monde circulait pas alentour» et que «c’était juste d’un côté comme dans les salons d’aujourd’hui» (Thérèse), d’autres mentionnent que le cercueil prenait place en plein milieu du salon, «la tête au mur et les deux cierges de chaque côté» (Andrée), de façon à ce que les gens puissent se regrouper autour de lui, en particulier dans les moments de prière. Tous les informateurs ont été unanimes quant à la pièce utilisée pour l’exposition du cadavre, soit le salon, bien que dans certains cas une autre pièce pouvait être aménagée :

Pis y défaisaient une pièce de la maison, y défaisaient le salon… moi mon père était tailleur pour hommes et il avait sa boutique en avant [de la maison familiale], y’avait défait toute sa boutique et il était exposé là… (Marthe).

L’exposition à la maison se tenait donc à peu près toujours dans le salon, où régnait la plupart du temps une ambiance de recueillement, et où le visiteur ne s’attardait pas outre mesure :

Là les gens arrivaient, ils saluaient mon grand-père [le grand-père de l’informatrice, le défunt exposé dans ce cas-ci], lui disait bonjour et faisait une prière, pis après ça ils s’en allaient dans la cuisine, y restaient pas dans le salon… parce que les gens arrivaient, la parenté venait faire un tour, mais c’était… la cuisine était pleine pendant trois jours de temps ! (Francine).

La cuisine, donc, devenait semble-t-il un lieu de rassemblement, par opposition au lieu de recueillement qu’était le salon : «Y’avait toujours quelqu’un qui veillait, y’allait le voir, mais par contre ça se passait pas dans le salon, ils traversaient à la cuisine…» (Francine). Ce «ça», cette socialité mouvante, trouvait semble-t-il dans la cuisine tout l’espace nécessaire pour s’exprimer. De plus, on peut faire un rapprochement entre l’abondance de la nourriture et la présence des gens autour d’elle, puisque c’est assis autour de la table de la cuisine que les gens se nourrissaient, et donc forcément se rassemblaient.

Terminons finalement la présentation de la portion traditionnelle de l’exposition du défunt en soulignant que ses éléments caractéristiques seront repris en fin de chapitre, lors de sa comparaison avec la portion contemporaine. Ceci dit, les données ci-dessus présentées, sans être exhaustives, semblent toutefois bien témoigner de ce que plusieurs informateurs ont appelé «l’ambiance familiale» qui régnait lors de l’exposition du défunt.


53 Irène Béliveau, Les choses qui s’en vont et celles qui demeurent, à compte d’auteur, 1994, p. 55.
54 R. Brisson, La mort au Québec, p. 23.
55 Comme le confirme d’ailleurs une des informatrices, qui déclare que c’était le prêtre qui se chargeait de l’annoncer à la paroisse. (Andrée)
56 Thomas, Le cadavre, p. 54.
57 Béliveau, Les choses, p. 56.
58 Brisson, La mort au Québec, p. 27.
59 « Ça y’avait un type qui s’occupait de ça, y faisait les cercueils à mesure…y venait à maison, prenait les mesures, après ça il faisait le cercueil… » (Andrée).
60 Luce Des Aulniers et Joseph-Josy Lévy, « Croquons, croquons-la… alimentation, nourriture et mort », Frontières, vol. 3, no 3, hiver 1991, p. 5.
61 Des Aulniers et Lévy, « Croquons », p. 7.
62 Julienne.
63 Rivière, Structure, p. 110.

3.3 ~ LE MODE CONTEMPORAIN D'EXPOSITION DU CADAVRE


3.3.1 Les actions séquentielles

Aujourd’hui il est courant, voire systématique, que l’on meure à l’hôpital, hors du cadre familier qu’est la maison. Effectivement, la mort contemporaine s’est massivement déplacée vers l’hôpital, ou encore dans des centres de soins prolongés ou spécialisés, comme par exemple la Maison Michel Sarrazin, à Québec. Fondé en 1985, cet établissement fait figure de pionnier dans l’univers des soins palliatifs destinés aux cancéreux dans la grande région de Québec. Construit à même les terrains du domaine Cataraqui, dans un environnement naturel magnifique, cet établissement peut accueillir quinze patients à la fois, à qui les soins prodigués «sont personnalisés et dispensés dans une atmosphère de chaleur, de respect et d’amour. On y privilégie par-dessus tout le droit du malade à mourir parmi les siens (64)».

Il existe à la Maison Michel Sarrazin un rite dit de «séparation», et nous allons nous y attarder ici un peu plus longuement, puisqu’il s’apparente à ce que pouvait vivre la famille du défunt lorsque celui-ci trépassait dans la maison privée. Ce rituel de départ consiste à offrir à la famille, lors du décès du malade, de le transporter dans un solarium (aussi appelé «serre» par le personnel), qui est situé à l’extrémité est de la maison. Il s’agit en fait d’une grande verrière remplie de plantes vertes et de fleurs, meublée de plusieurs fauteuils en rotin et de quelques tables basses. Après le transport du corps, qui suit presque immédiatement le décès, les portes du solarium se referment, pour une durée indéfinie. Chaque famille est laissée libre du temps qu’elle veut consacrer au défunt, comme le remarque mon informatrice (65) : «Ils vont prendre les heures qu’ils veulent, il n’y a pas de temps requis pour partir… (66)». Outre la famille et éventuellement des amis proches, des membres du personnel peuvent être présents : prêtre, bénévole, infirmière, psychologue, etc. Ils ne seront cependant admis qu’à la demande explicite de la famille.

La directrice de la maison n’ayant pu m’informer sur ce qui se déroule exactement lors de ces adieux, caractère strictement privé oblige, j’ai rencontré un informateur qui a vécu ces adieux deux fois, la première fois lors du décès de l’un de ses frères en 1988 et l’autre lors du décès de son beau-père, en 1998. Dans un cas comme dans l’autre, presque tous les membres de la famille étaient présents. Cependant, l’ambiance a différé de façon marquée. Au décès du frère de l’informateur, la veuve de celui-ci était selon lui calme, sereine; elle a pleuré quelques minutes au tout début. Les adieux ont duré deux heures, les membres de la famille discutant surtout de la qualité des soins reçus à la Maison Michel Sarrazin et de la beauté du lieu. Tous les membres de la famille, même ceux qui n’étaient pas présents lors des adieux, se sont retrouvés en fin de journée pour un souper au restaurant. Dans le cas de son beau-père, la veuve de celui-ci était «hystérique» [sic], pleurait abondamment, criait et semblait très en colère. D’un commun accord, les enfants de la veuve ont décidé de mettre un terme à ces adieux après six heures de présence dans le solarium, se réunissant par la suite chez l’un d’entre eux. À noter que dans les deux cas, aucun membre du personnel n’était présent. On le voit donc clairement, peu importe en définitive la façon dont il est appréhendé et vécu, ce rituel de départ offre une satisfaction symbolique à un besoin fondamental, l’adieu au corps du défunt.

La finalité de ce rite est explicite : l’amorce du processus de deuil, déclenché par le départ définitif d’un être aimé. Ces quelques heures passées en compagnie du corps du défunt et d’êtres significatifs marquent la mémoire collective et permettent, comme le mentionne la directrice de la maison, le développement et la continuité d’une solidarité familiale, essentielle au processus de deuil. Le lieu sanctuarisé qu’évoque Rivière est ici très bien illustré : le solarium, endroit imprégné de paix et de sérénité, joue apparemment un grand rôle dans ce rituel de départ; il est possible d’établir un parallèle entre ce qui peut y être vécu et les adieux que pouvaient faire la famille traditionnelle à son défunt dans le calme de la maison familiale.

Dans le cas de la mort à l’hôpital, c’est au personnel hospitalier qu’il revient de constater le décès, et il n’existe pas à ma connaissance de rite de départ tel qu’explicité ci-haut. La mort semble s’y faire très discrète, comme le note L.-V. Thomas :

Il est bon que le mort se taise et on lui sait gré de s’être tu aussi dans l’en-deça qui précède immédiatement sa mort. Dans notre société en panne de signifiants, les services hospitaliers font tout pour que l’agonisant quitte la vie sur la pointe des pieds sans déranger l’entourage (67).

Donc, une fois le décès constaté, c’est l’entreprise de pompes funèbres choisie par les survivants qui s’occupe de transporter le corps à ses établissements, et de faire délivrer le certificat de décès. Finalement, de nos jours, la mort est officiellement annoncée dans les journaux, par le biais des avis de décès, et c’est l’entreprise funéraire, la plupart du temps sa secrétaire, qui se charge de faire parvenir les renseignements pertinents aux journaux. Voyons maintenant plus en détails le déroulement du rite de l’exposition, à travers les différentes structures qui l’animent.

3.3.2 Les rôles théâtralisés

Premier acteur de ce rite, nous l’avons vu, le cadavre est aujourd’hui systématiquement confié à une entreprise funéraire qui se charge des opérations subséquentes au décès et préalables à la suite des choses. L’embaumement du cadavre, lorsqu’il a lieu, suit la mort à quelques heures près, rarement plus de vingt-quatre heures. Le corps est d’abord désinfecté, le sang retiré et remplacé par un «fluide qui préserve (68)». Les cavités du corps sont ensuite nettoyées, et les incisions recousues, masquées. Débute alors l’étape du maquillage, de la coiffure et de l’habillement du cadavre, toutes opérations visant à faire de lui un «presque vivant, que les morticians ont maquillé et disposé pour qu’il donne encore l’illusion de la vie (69)», comme le remarque P. Ariès.

L’embaumeur est évidemment un acteur important dans le processus de préparation du cadavre, puisque c’est de son habileté que dépend le résultat final. La participation de la famille, souvent du plus proche survivant, n’est toutefois pas à négliger; en effet, elle fournit un outil essentiel au rôle de l’embaumeur : une photographie du défunt, parfois plusieurs. Ces clichés guideront l’embaumeur vers une représentation du mort qui se voudra le plus fidèle possible à ce à quoi il ressemblait de son vivant. Certains survivants exigent d’être présents lors de l’embaumement, requête que n’apprécient guère les thanatologues consultés (qui craignent entre autres pour l’équilibre émotionnel de la personne présente), mais qui est rarement refusée.

La famille, quant à elle, voit son rôle réduit à l’attente, puisque ce n’est plus elle qui doit prendre en charge ni la préparation du défunt ni l’accueil des visiteurs dans la maison familiale. La famille proche et les amis intimes constituent une première catégorie de l’ensemble des figurants de ce rite. Ceux-ci sont habituellement présents au salon durant toute la durée de la période d’exposition, et c’est surtout vers eux que sont dirigées les manifestations de sympathie. Famille élargie, collègues de travail, compagnons de loisirs, voisins, représentent pour leur part un groupe social figuratif, comme l’explique Raymond Lemieux :

Étrangère à la vie quotidienne, formée d’individus qui, malgré leur parenté, n’ont que peu d’implications dans la vie personnelle les uns des autres, on ne la retrouve paradoxalement que dans ces grands événements que sont les mariages et les funérailles. Elle est devenue une communauté purement symbolique (70).

Ou encore, dans les mots d’une informatrice, «Aujourd’hui, les cousins germains, ça se rencontre quand ? Au salon funéraire !» (Julienne). L’efficacité sociale de la présence des visiteurs peut donc être considérée comme une aspiration à recréer une communauté qui en fait ne semble avoir qu’une existence virtuelle, à mettre en place, le temps de quelques heures, une solidarité familiale ayant pour but le soutien de ses membres les plus affligés.


3.3.3 La structure des moyens

Voyons maintenant les éléments faisant figure de moyens qui vont «dicter les recettes et les conduites à tenir pour purger les doutes et canaliser la réussite (71)» du rite de l’exposition du défunt. Comme pour le mode d’exposition traditionnel, il est possible d’identifier un lieu sanctuarisé, un temps défini, divers objets, et enfin des gestes et attitudes qui ponctuent le déroulement du rite.

D’abord, le salon funéraire semble être un lieu sanctuarisé très explicite, puisque contrairement au salon de la maison privée, ce lieu n’est prévu, conçu, pensé, que pour l’exposition des morts. Le terme «salon funéraire» est d’ailleurs très évocateur de l’espèce de prolongement symbolique du salon de la maison privée, parce qu’objectivement, le site même qu’est le lieu contemporain d’exposition du défunt n’a rien d’un salon. La décoration des salons funéraires peut aussi faire figure de moyen à proprement parler, puisque celle-ci n’est pas laissée au hasard. Elle est en effet pensée pour favoriser une ambiance de calme, ne serait-ce que par les couleurs pastel choisies pour les murs, ou encore les divers éléments décoratifs que l’on y retrouve. Par exemple, dans la plupart des salons de l’entreprise Claude Marcoux, des cadres contenant des images de paysages (montagne, rivière, coucher de soleil) ornent les murs.

Le temps défini, quant à lui, peut être envisagé selon deux axes, soit le temps total d’exposition, et puis les séquences temporelles strictes à l’intérieur de celui-ci. D’une part, si la durée de l’exposition au salon funéraire pouvait s’étendre sur trois jours il y encore quelques années, elle ne dure plus maintenant qu’au maximum deux jours, parfois même une seule journée. D’autre part, le cadavre n’est plus accessible aux visiteurs que lors des heures d’ouverture du salon, la plupart du temps en période de quatre heures consécutives, le jour ou le soir.

Au registre des objets devant soutenir le déroulement du rite, notons d’abord le cercueil. Si à l’époque traditionnelle celui-ci était la plupart du temps fabriqué par un paroissien, il en est tout autrement aujourd’hui. En effet, la gamme des cercueils offerts maintenant est assez impressionnante, les prix pouvant varier de 1000 à quelque 20 000 dollars dans le cas des cercueils les plus luxueux. En plus donc de cette variété de choix, il faut noter que certains accessoires sont disponibles, tels qu’un support amovible pour disposer des photographies, qui prend place lors de l’exposition dans le couvercle du cercueil, que l’on peut enlever une fois la période d’exposition terminée.

Ensuite, notons la présence d’objets du culte catholique. Par exemple, si l’on retrouve un prie-Dieu dans la plupart des expositions, il n’est toutefois pas utilisé systématiquement. Quant au chapelet, il n’était présent dans les mains du défunt que dans trois cas sur neuf, lors des séances d’observation. Dans l’un de ces cas, le chapelet a été ajouté à la dernière minute, lors du début de la période d’exposition, à la demande de la sœur du défunt qui était d’avis que «Ça faisait tout nu» sans chapelet. Enfin, un crucifix était présent dans sept cas sur neuf, la plupart du temps posé dans le cercueil, à la tête du défunt.

Un autre objet mérite l’attention : il s’agit d’un petit collant ovale devant identifier les membres de la famille, arborant soit une croix, soit le terme «famille». Il est à noter qu’en aucun cas, lors des observations, le collant arborant une croix ne fut choisi par la famille, l’hôtesse remarquant même : «J’aurais fait rire de moi avec ma croix…». Bien qu’il semble difficile d’extrapoler sur un tel détail, il semble toutefois assez révélateur qu’un autocollant soit nécessaire pour identifier les membres de la famille : une telle pratique aurait été totalement incongrue à l’époque traditionnelle, où pratiquement tout le monde se connaissait, comme l’on d’ailleurs souvent remarqué les informateurs.

Les objets personnels au défunt sont pour leur part très présents dans le mode contemporain d’exposition. Doit-on y voir un désir de personnaliser l’environnement pour en quelque sorte rappeler l’exposition du cadavre dans le cadre familier de la maison privée ? Quoiqu’il en soit, le fait est courant : photographies, trophées de tournois de cartes ou de quilles, petite statue en porcelaine blanche à l’effigie d’un ange, sont autant d’objets qu’il a été possible d’observer dans l’environnement immédiat du cadavre. Dans un cas en particulier, un jeune homme de vingt ans s’étant donné la mort, plusieurs objets prenaient place dans le cercueil : deux disques de la chanteuse country Shania Twain (sans les pochettes), un pot de tartinade Nutella («Parce qu’il aimait tellement ça», selon son père), une petite voiture sport en plastique et une photographie du jeune homme, enfant, sur les genoux du Père Noël en compagnie de sa mère.

Si la nourriture occupait une assez grande place dans le déroulement du rite traditionnel, ce n’est plus exactement le cas aujourd’hui. Bien que café et biscuits soient offerts dans ce qu’on pourrait appeler le boudoir (nous y reviendrons plus loin), il n’y a pas de repas en tant que tel pendant la durée de l’exposition. Il y en a un cependant, mais il prend place tout de suite après les funérailles ou l’enterrement. Comme Julienne le remarquait à propos du «réveillon» de l’exposition traditionnelle, Marthe souligne, à propos du repas que l’on sert aujourd’hui après les funérailles ou l’enterrement d’un défunt :

Y’en a que t’aimerais mieux pas voir, mais y sont là ! Parce qu’à tous les repas, moi je regarde parce qu’on y a été, le salon, depuis une quinzaine de jours, on a été au service plusieurs fois… tu vois des faces, c’est pas parent pantoute, mais à toutes les funérailles qu’y a, sont là pour manger ! (Marthe).

Enfin, il semble que les fleurs soient un objet contemporain dans le cadre de l’exposition d’un défunt. En effet, aucun informateur ne signale la présence de fleurs dans l’entourage immédiat du cadavre lors de l’exposition traditionnelle, tout au plus Hugues parle-t-il de «palmiers naturels» posés de part en part du cercueil. Les fleurs sont au contraire très présentes dans le décor contemporain, et sont source de quelques commentaires tant de la part d’informateurs que des visiteurs devant le cadavre :

Regardez les fleurs, là… la facture des fleurs, c’est criant ça ! Y prennent ça pis y mettent ça là, ça donne du trouble… y’en a qui vont au corps, là, pis y regardent, qui a donné cette affaire-là, qui a donné cette gerbe-là… y’a l’orgueil, beaucoup beaucoup… (Aurèle).

Y’ont donné des belles roses à leur père, les enfants, hein… (commentaire entendu de la part d’un visiteur lors d’une séance d’observation directe).

Sans vouloir (ni pouvoir) extrapoler, il est possible de croire que «l’orgueil» mentionné par notre informateur est assez révélateur de l’aspect ostentatoire des funérailles contemporaines. Certes, le don de fleurs est avant tout un geste de sympathie, mais comme dans le cas du cercueil, il est aussi possible de constater que le coût des fleurs peut être associé, ou non, à une certaine aisance financière.


3.3.4 La structure des communications

Parler de «communication par système codé», autre expression qu’utilise Rivière pour évoquer la structure des communications identifiable dans le déroulement d’un rite, implique évidemment que l’émetteur et le récepteur partagent une même compréhension de ce système de signaux, une forme d’entente tacite indispensable à la transmission effective du message. Dans le cas du cadavre comme récepteur d’un message, si cette entente posthume est dans le cas présent du ressort de l’imaginaire, elle n’en demeure pas moins efficace pour certains :

J’ai pas peur… pis les personnes que j’aime beaucoup, je leur touche ! Parce que je leur demande de me donner… et s’ils veulent pas donner [rires], de penser à moi, dans cette qualité qu’ils ont, que je voudrais qu’ils aient, je leur touche la main… (Francine).

Comme le remarque Patrick Baudry, «c’est surtout devant le cadavre que des gens s’assemblent, adoptent des attitudes particulières, parlent ou se taisent de façons singulières… (72)», et il est pertinent de se demander si dans le cas présent les silences ne sont pas plus évocateurs que les paroles prononcées. Cela dit, des paroles spécifiques ont été notées au cours des séances d’observation directe, et répondent en quelque sorte aux questions posées par Rivière à propos de la structure des communications : Qui communique ? Dans quel ordre ? Comment ? À quel moment ?

Bien qu’il semble difficile de départager aussi clairement les données recueillies lors des observations, certains destinataires précis sont pourtant identifiables. Premièrement, le cadavre, bien que muet, est un des interlocuteurs privilégiés dans ce système communicationnel. Comme le note d’ailleurs Thomas à ce sujet, «parler au mort, c’est seulement entamer un monologue dont il n’est que l’occasion (73)». Bien qu’il n’ait pas été possible de noter les paroles éventuellement dirigées directement au cadavre, les conversations tenues autour de celui-ci témoignent cependant d’une richesse d’évocation non négligeable. Des expressions telles que : «Est belle, hein», «Est comme d’habitude, on dirait juste qu’à dort», «Au moins a l’a pas trop souffert avant de partir, c’est mieux d’même», «Son visage est bon, y’a l’air bien», «Ben au moins y souffre plus, y’é bien là, y’é libéré !», «Il se repose, maintenant», sont autant d’éléments de communication qui semblent indirectement adressés au défunt.

D’autres commentaires, par contre, sont directement destinés au travail effectué par le thanatologue : «Y’a donc bien l’air maigre, pour l’amour !», comme si les joues du défunt n’avaient pas été suffisamment rembourrées, ou au contraire, «Y l’ont bien réussi, hein !» souligne l’efficacité du travail de maquillage accompli par l’embaumeur. «Est pas maganée, j’avais peur qu’elle soit défigurée…», remarque prononcée par un visiteur devant le cercueil d’une femme décédée lors d’un accident d’automobile, est très évocatrice de la crainte des traces éventuellement laissées sur le cadavre par un accident, et il semble apprécié que le thanatologue ait réussi à maquiller ces traces, si traces il y avait.

Les visiteurs entre eux lient assez souvent conversation, connaissance préalable ou pas. Il semble en effet que la présence au salon funéraire soit un motif suffisant pour engager la conversation avec un inconnu, un visiteur en particulier n’hésitant pas à carrément demander à un autre s’il connaissait le défunt ou s’il était là «pour la famille». En prêtant discrètement oreille aux conversations se tenant dans l’entourage du cercueil, il a été possible de saisir des bribes de conversations, dont voici quelques exemples : une femme devant le cadavre d’une dame de 75 ans, malade depuis plusieurs années: «Je l’avais pas reconnue, mon doux qu’elle a l’air vieille !». Un couple dans la quarantaine, tout près du corps d’une femme de 64 ans décédée lors d’un accident d’automobile : «- Était pas vieille en plus, c’est donc d’valeur… - Que c’est donc pas drôle de mourir de même !». La belle-sœur d’un homme de 82 ans à un visiteur, devant le cercueil : «Lui, la mort… Il a lui-même choisi son cercueil pis toutte le kit, ça l’énervait pas pantoute !». Devant le cadavre d’un homme de 98 ans, un vieil homme dit à sa femme, qui opine lentement du bonnet : «Ouin ben y’était dû, hein…». Lors de l’exposition du corps d’un jeune homme de 20 ans s’étant suicidé, le père de celui-ci échange beaucoup avec les visiteurs, disant à l’un «En fin de semaine, y me disait encore qu’y comprenait pas mais qu’y m’aimait quand même…», et à l’autre «Il s’ennuyait tellement de sa mère !» (décédée d’un ACV deux ans auparavant, selon l’hôtesse). Dans ce cas précis, c’est dans le boudoir qu’il a été possible d’entendre les commentaires les plus révélateurs du choc que cause la mort d’une jeune personne : «Maudit que c’est jeune pour mourir !», «Il est avec sa mère astheure, y doit être content là…», «C’est fragile, des jeunes adultes comme ça, des fois, on pense…», «Faut donc souffrir en maudit pour s’tirer une balle dans l’cœur, j’en reviens pas !». Fait important à noter, ces derniers commentaires ont été adressés directement à l’hôtesse, par plusieurs visiteurs. Celle-ci peut donc aussi faire figure de récepteur dans cette structure des communications, puisqu’en plus d’être la réceptrice de moult commentaires de la part tant des visiteurs que de la famille, elle représente aussi l’entreprise funéraire qui s’est engagée envers la famille à ce que tout se passe pour le mieux, et c’est à elle que par exemple les visiteurs se plaignent de ne plus pouvoir fumer dans le salon ou du fait qu’il n’y ait plus de café disponible.


3.3.5 La structure de l’espace

D’abord, le nom «salon funéraire» est révélateur du souci d’évoquer, à tout le moins par l’appellation, un certain sentiment de sécurité, si l’on songe que le lieu en tant que tel n’a rien d’un salon dans le sens strict du terme, comme mentionné ci-haut. Il semble que la disposition de ces lieux tende vers une certaine uniformité, et l’exemple de l’ensemble des salons de l’entreprise funéraire Claude Marcoux en est éloquent. Chacun de ces établissements compte en moyenne deux emplacements prévus pour l’exposition, ce qui fait qu’il peut y avoir dans un même «salon» plus d’une exposition à la fois. Ces emplacements sont, dans tous les salons de l’entreprise, aménagés de la même manière : dans une pièce rectangulaire, le cercueil est placé contre le mur de façade de la bâtisse, et le reste de la pièce est laissé libre outre quelques fauteuils et tables disposés de ci de là le long des murs. L’espace est occupé par les acteurs d’une manière très semblable d’une observation à l’autre : auprès du cercueil, les membres de la famille se relaient pour former ce que l’on pourrait appeler une chaîne, ou une «espèce de ligne», selon l’expression d’un informateur : «Ben mettons que le corps est exposé, là, la famille y se tiennent à côté du corps, une espèce de ligne…» (Hugues). Cette ligne, plus ou moins longue selon l’ampleur de la famille du défunt ou encore selon un moment «creux» dans les visites, permet aux visiteurs de présenter leurs condoléances aux plus proches survivants du défunt, et c’est à cette occasion que l’on peut entendre les formules d’usage telles que «Mes sympathies» ou «Toutes mes condoléances». Passé ce seuil assez statique, cette ligne d’accueil en quelque sorte, le visiteur entre dans un espace plus mouvant, et adopte souvent une attitude d’ouverture envers les autres visiteurs, cherchant peut-être des visages familiers. Après quelques minutes, c’est souvent vers le boudoir que se dirigent ensuite les visiteurs. Cette pièce, la majorité du temps aménagée dans la partie arrière du bâtiment, est effectivement le lieu où se rassemblent le plus de gens en même temps durant la période d’exposition. Sur une grande table recouverte d’une nappe sont disposés café, eau chaude, thé, tisanes, sucre, lait, croustilles et biscuits. En plus de tables, chaises et fauteuils, on retrouve dans tous les boudoirs des salons visités un vestiaire et une salle de toilette.


64 Brochure La Maison Michel Sarrazin (destinée à informer les patients et les familles du fonctionnement de la maison), 1987, p. 5.
65 Données issues d’une enquête orale destinée à documenter les rites funéraires, dans le cadre d’un cours de premier cycle à l’Université Laval.
66 Louise Bernard, directrice des soins prolongés à la Maison Michel Sarrazin (en 1999).
67 Thomas, Le cadavre, p. 59.
68 Selon les termes de Valérie Garneau, thanatologue.
69 Ariès, Essais, p. 216.
70 Raymond Lemieux, « Enjeux des pratiques et des rites funéraires », Frontières, vol. 4, no 1, été 1991, p. 9. 71 Thomas, Rites de mort, p. 7.
72 Patrick Baudry, « Devant le cadavre », Religiologiques, no 12, automne 1995, p. 19-29, p.20.
73 Thomas, Le cadavre, p. 59.