De toutes les composantes de la grille de Rivière, force est d’admettre que la «structure des valeurs et finalités» est l’élément le plus difficile à cerner, ou du moins à expliciter et à illustrer. D’abord, il faut noter que l’embaumement du cadavre a une valeur symbolique considérable et qu’il constitue une des finalités du rite de l’exposition du défunt: rendre le mort en quelque sorte familier, lui donner l’allure de celui qui dort, afin d’apaiser la douleur des survivants. Conséquemment, il faut reconnaître la valeur du travail de l’embaumeur, artisan de la dernière image corporelle du défunt au sein de la mémoire collective. Il n’y a qu’à constater l’effet d’un maquillage plus ou moins réussi : la famille et les proches ont du mal à croire qu’il s’agit bien de celui ou celle qu’ils ont connu et aimé, se sentant parfois troublés de ne pas reconnaître l’humain en la dépouille. Il est reconnu que la présence du corps, la possibilité de le regarder à loisir, voire de le toucher, est un élément influent du processus du deuil. Une informatrice remarque à ce sujet :
J’ai vécu la mort de mon fils y’a six ans… y’é mort dans son sommeil, tout le monde est arrivé chez nous… pis il ne devait pas être exposé, pis comme je l’avais pas vu, je voulais le voir, je voulais le voir… ben y’ont consenti à l’exposer, on l’a exposé deux heures, tout simplement… y’é parti… c’était la volonté de sa femme, comme ça arrive avec les mœurs d’aujourd’hui, y vont pu à l’église, y font pu rien… mais je vous dit que pendant deux heures de temps, on l’a regardé… c’était juste la famille proche, pis les amis très très proches qui avaient travaillé avec lui… ça été quelque chose, mais là, on a vraiment vécu sa mort ! (Rolande).
Cette informatrice exprime ici en termes familiers l’idée de L.-V. Thomas selon laquelle «loin d’être rien, le corps mort, en tant qu’objet socio-culturel devient donc le support positif d’un culte qui sert les vivants» (75).
Si certains vont au salon funéraire volontairement et sans embarras manifeste, d’autres semblent ressentir une certaine réticence. Une informatrice parle de cet embarras en terme de «convenance» :
Moi le mot qui me vient à l’idée, c’est convenance. Les gens y vont par politesse, par convenance… peut-être aussi qu’ils y vont obligatoirement, comme les employés, les patrons… moi mon patron va décéder, je vais y aller par politesse pour l’épouse… (Francine).
Cependant, tous s’y rendent mus par un sentiment d’obligation morale et/ou sociale, ce qu’exprime bien l’aveu de Marthe quand elle dit: Ah moi, je serais pas capable de pas y aller ! Comme le remarque Francine, le soutien offert à la famille semble être perçu comme essentiel dans le processus du deuil, comme un épisode positif : Si j’y vais, c’est parce que les personnes vont probablement être heureuses de me voir, être contentes aussi, qu’on les appuie dans leur détresse, dans leur épreuve… (Francine). L’énoncé d’une valeur en particulier revient assez souvent dans le discours des informateurs quant à leurs motivations pour se rendre dans un salon funéraire : La considération que j’ai pour les vivants ! C’est entendu que j’y vas pas pour le fun, c’est une affaire dont je peux me passer… c’est par considération pour les gens, surtout… (Thérèse).
Examinons maintenant de plus près les principales dissemblances et similitudes éventuelles entre les modes traditionnel et contemporain d’exposition du défunt. Au niveau de la structurelle temporelle du rite, d’abord, notons une première rupture en ce qui a trait au constat de la mort. De la relative «primitivité» des moyens traditionnels, tels placer miroir sous le nez ou devant la bouche, ou encore tâter le pouls, la mort se constate aujourd’hui à l’aide de moyens beaucoup plus complexes. La multiplication et la technicisation des outils mis à profit pour déterminer la mort d’un individu soulagent en quelque sorte l’environnement immédiat de la responsabilité de constater la mort de l’un des siens.
Une seconde rupture est à distinguer en ce qui concerne l’annonce du décès. En effet, si l’on considère le caractère relativement anonyme des avis de décès publiés dans les journaux, il est possible de penser que l’annonce de la mort d’un individu est beaucoup moins personnalisée aujourd’hui qu’à l’époque traditionnelle. De plus, si les cloches de l’église sonnent toujours le glas pour annoncer des funérailles, nous pouvons présumer que les plus jeunes générations ne sont pas en mesure de les identifier. Une informatrice observe d’ailleurs :
Pis les cloches… je peux vous dire qu’aujourd’hui, encore, je reste à côté d’une église pis je sais combien… c’est trois coups un homme, deux coups une femme… trois fois trois coups, deux fois deux coups… et mes petits-enfants quand ils sont chez nous ils me demandent : Marthe, est-ce que c’est des cloches tristes aujourd’hui, ou ben c’est des cloches heureuses ? (Marthe).
Donc, si le décès est encore annoncé à l’église et que les funérailles sont toujours soulignées par le son des cloches, il faut conclure que c’est surtout par le biais des avis de décès publiés dans les journaux que la mort d’un individu se communique, outre évidemment la transmission orale en ce qui concerne les plus proches membres de la famille et de la communauté. Thomas remarque d’ailleurs à ce sujet :
(…) il est évident que l’émission et la réception du message n’ont plus la même coloration affective qu’elles avaient dans la tradition. Le glas (dont la combinaison des coups permettait parfois d’identifier le mort), le contact avec les messagers en tournée étaient l’occasion d’exalter la convivialité par les propos échangés au coin de la rue ou devant un verre. Par contraste, le mode de diffusion moderne apparaît beaucoup plus neutre et individualisant (76).
C’est au niveau des soins apportés au cadavre que l’on peut noter la rupture la plus marquée dans le déroulement des actions séquentielles précédant l’exposition du défunt. En effet, il semble y avoir eu un glissement qui fait que la préparation et les soins au cadavre sont passés des mains de l’entourage très proche à celles de professionnels, passage qu’illustre très bien ici Thomas :
À la purification d’autrefois s’est substitué le prétexte de l’hygiène qui n’est peut-être que l’équivalent rationalisé du numineux; au respect et au salut du cadavre-sujet, la préservation du cadavre-objet; à la déférence familiale, l’anonymat rassurant; à l’acceptation d’une certaine mort, le déni de la mort (77).
En ce qui a trait à l’exposition en tant que telle, la première rupture à constater est incontestablement le changement de lieu, passant de la maison privée à un endroit spécifiquement désigné pour l’exposition des morts, le salon funéraire. Pour plusieurs informateurs, cette rupture semble avoir été vécue comme un soulagement :
Écoutez, pour le trouble que ça peut donner, j’aime mieux le salon ! Faut y penser, parce que les gens à la maison, ça, c’est pas drôle… (Julienne).
Y’avaient pas le choix ! Aujourd’hui, y’a du choix, pourquoi garder ça à maison ? Tout salir la maison, pis le mort, pis les maisons s’emplisent de monde pis c’est tout un ménage à faire après ! C’est pour ça que dans les salons, c’est pus pareil pantoute ! (Hugues).
Quand ça a commencé, ça, le salon funéraire, les gens étaient tellement mieux, pis c’était moins gênant… (Simone).
Directement issue de ce changement de lieu, une dernière rupture est identifiable dans l’enchaînement des actions séquentielles, et elle est de taille : la disparition des veillées funèbres. Le sociologue français Julien Potel attribue ce fait à trois facteurs. D’abord, davantage de gens qu’auparavant meurent à l’hôpital, ce qui selon l’auteur résulte en une dépersonnification des derniers moments de la vie. Ensuite, le logement en ville n’a plus les mêmes fonctions que la maison familiale rurale, qui souvent était le lieu de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la vie adulte, ultimement le lieu de la mort; ce changement de fonction causerait d’après Potel un déracinement familial affectant toutes les facettes de la vie. Enfin, l’auteur est d’avis qu’il y a amenuisement de la quantité et/ou de la qualité des relations sociales à la ville : …les villages et les communes de jadis constituaient des communautés, c’est-à-dire des groupes essentiellement liés au sol, où leurs membres habitent de façon permanente sur un certain territoire (78). Il semble donc que la mort d’un des membres de la communauté affectait tous les membres de celle-ci, de près ou de loin, alors que seul un cercle restreint serait touché en ville. Évidemment, cette distinction ville/campagne pose quelque problème de définition; en effet, où s’arrête la campagne et où commence la ville ? Par exemple, plusieurs informateurs disent «Ici, en ville» en parlant de Lévis dans les années cinquante (Hugues et Simone), alors que pour d’autres, Lévis était bien loin d’être une ville à l’époque.
En ce qui a trait aux divers rôles tenus par les acteurs dans ce rite, notons d’abord que celui du cadavre n’a évidemment pas changé. Ce dernier demeure le point zéro de l’ensemble du rituel funéraire, et la figure symbolique principale autour de laquelle tout s’articule, celui autour duquel tous se rassemblent ultimement. Il est donc possible de croire que le rôle du cadavre s’inscrit dans la continuité, ce qui n’est pas le cas de la famille. Celle-ci a vu l’ampleur de son rôle considérablement réduite, surtout parce que ce n’est plus à elle qu’incombe la charge d’accueillir les visiteurs dans la maison familiale. Ce fait n’exclut cependant pas la part de responsabilité supposée par la présence continue de la famille proche durant les périodes d’exposition.
L’embaumeur, au contraire de la famille, a vu son rôle devenir omniprésent dans le mode d’exposition contemporain. La professionnalisation du métier de thanatologue n’est sans doute pas étrangère à cette évolution de son rôle (79), à sa place de plus en plus grandissante dans le déroulement des rites funéraires. Laissons la parole à l’éloquence de Raymond Lemieux pour décrire plus exactement le rôle qu’occupe l’embaumeur dans le mode contemporain d’exposition du défunt :
Le travail technique sur le corps consiste essentiellement à le reconstituer comme objet signifiant, objet susceptible de redevenir présent au groupe, pour un temps. Pour cela, ses procédures s’efforceront de cacher ce qui, des effets de la mort, risque d’être insupportable (ou est supposé tel) au regard de ceux qui le côtoieront. Il s’agit, bref, de le rendre présentable, de faire de l’immontrable un montrable, fonctionnel dans le discours des vivants, maquillant ce qui rend différent. On le présentera alors au groupe « comme si » il était vivant, c’est-à-dire comme reflet, comme image, au plus près de sa vie (ou de ce qui désormais est supposé avoir été tel) (80).
Finalement, le rôle des visiteurs semble s’inscrire dans la continuité : bien que la démonstration en soit différente, leur présence a toujours pour but d’offrir un soutien concret à la famille affligée par la mort d’un des siens. À propos de la composition du groupe des visiteurs, Guy Lapointe (81) remarque en entrevue que :
C’est des communautés beaucoup plus ponctuelles d’amis, mais ce qui est intéressant c’est qu’il reste encore cette espèce de permanence de fond d’une origine campagnarde. Le soutien communautaire n’a plus la permanence qu’il avait, n’a plus la même adresse qu’il avait, mais il est lié à un groupe d’amis. (…) On ne veut plus aller chercher tellement de gens, on veut voir des amis, on va voir quelques éléments de la famille… C’est la perte de la foule (82).
En plus du changement de lieu d’exposition évoqué ci-haut et de la modification de la structure temporelle de l’action, il faut noter plusieurs ruptures au plan des autres moyens mis en œuvre par les acteurs de ce rite. D’abord au niveau du temps, car outre la disparition de la veillée funèbre, il faut aussi noter que le temps total d’exposition s’est considérablement écourté : de trois jours à un seul, parfois seulement quelques heures, voire pas d’exposition du tout. Ensuite, en ce qui a trait aux objets soutenant le déroulement du rite, il faut noter en bloc certains éléments révélateurs entre autres de la perte d’emprise du rituel catholique sur la mort: la quasi disparition du noir, tant de la décoration en général que du tissu des vêtements des deuilleurs; les objets du culte catholique encore présents, par exemple le prie-Dieu, qui n’est cependant pas utilisé de façon systématique; le cercueil, qui d’objet usuel est devenu un objet de consommation. Au plan de la nourriture, on pourrait penser que celle-ci est presque complètement évacuée du rite, si l’on considère qu’il n’y a plus de repas qui s’insère aujourd’hui dans son déroulement, comme c’était le cas autrefois. Pourtant, ce qu’il en reste (café, croustilles, biscuits, etc.) joue encore un rôle essentiel : rassembler les gens. Bien qu’il ne soit pas possible d’identifier ni les causes ni les conséquences de ces micro-ruptures au niveau des objets soutenant le rite, il n’en demeurait pas moins essentiel de les souligner.
Enfin, si la prière en groupe semblait omniprésente lors de l’exposition traditionnelle, cela n’était pas le cas lors des séances d’observation dans les salons funéraires. En effet, si quelques personnes ont été observées autour du cercueil remuant doucement les lèvres, aucune prière de groupe ne fut constatée. Une exception, cependant : avant la sortie du cercueil vers l’église, tout à la fin de la période totale d’exposition, huit fois sur neuf les gens encore présents se sont rassemblés pour réciter un Notre Père en compagnie du directeur des funérailles (le thanatologue en l’occurrence). Bien qu’aucune séance d’observation n’ait pu le confirmer, il peut être permis de penser que si prières il y a, elles prennent vraisemblablement place à la fin de la période d’exposition (en journée ou en soirée).
Le peu de données décrivant ce que pouvait être la structure des communications à l’époque traditionnelle exclut évidemment toute comparaison avec la structure contemporaine. Cela dit, il semble tout de même qu’une certaine forme de continuité soit présente, puisque pas plus hier qu’aujourd’hui la mort n’est directement discutée. Les gens parlent surtout de leur quotidien, que ce soit de vaches et de semailles ou de température et de téléromans. De plus, il n’est pas rare d’entendre des gens se raconter mutuellement leur état de santé respectif, relatant parfois très en détail opération ou maladie particulière, comme peut-être pour se convaincre d’être en vie dans ce contexte particulier.
Au niveau de la structure de l’espace, une certaine forme de continuité est aussi observable. En effet, la cuisine de la maison d’antan est ici en quelque sorte remplacée par le boudoir évoqué plus haut, et le parallèle est évident : comme dans la cuisine de la maison traditionnelle, les gens se rassemblent dans le boudoir du salon contemporain, autour de la nourriture qui y est offerte. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre des éclats de rire fuser, et les conversations sont la plupart du temps plus «légères» que dans l’entourage immédiat du cadavre.
Enfin, il semble que ce soit au niveau des valeurs et finalités que l’on retrouve la forme la plus évocatrice de continuité. Effectivement, malgré toutes les ruptures plus haut évoquées, force est de reconnaître que les humains continuent toujours d’entourer la mort de rites, quels qu’ils soient, et pour reprendre la toute première citation de ce mémoire, concluons avec L.-V. Thomas que :
Le rituel funéraire qui en découle est une pratique spécifiquement humaine qui semble coïncider avec l’apparition de l’humanité. Pour en reconnaître la finalité, car le rite n’est rien en dehors de la fonction qu’il remplit, nous ferons d’abord l’hypothèse que le rituel funéraire répond à une exigence universelle (83).
75 Thomas, Rites de mort, p. 120.
76 L.-V. Thomas, « Le rituel funéraire et la modernité », Bulletin de la Société Française de Thanatologie, 20, 66-67, 1986.
77 Thomas, Le cadavre, p. 82.
78 Potel, Les funérailles, p. 25.
79 Sur la professionnalisation du métier de croque-mort et son influence sur la gestion des rites funéraires, voir Roy Bourgeois, « La commercialisation de la mort à Moncton, 1856-1914 », thèse de doctorat, Université Laval, 1999.
80 Raymond Lemieux, « Pratique de la mort et production sociale », Anthropologie et sociétés, vol. 6, no 3, 1982, p. 25-44, p. 34.
81 Professeur de théologie à l’Université de Montréal, commentaires issus d’une entrevue avec L. Des Aulniers cités dans l’article « Trois grands tours et puis s’en vont… propos de metteurs en scène du funéraire », Frontières, vol. 4, no 1, print.-été 1991, p. 12-17.
82 Dans Des Aulniers, « Trois grands tours », p. 13.
83 Thomas, Rites de mort, p. 8.